Une épaisse fumée ocre s’échappait du chaudron de cuivre et s’enroulait en volutes denses au plafond. Hortense jura entre ses dents et ouvrit les fenêtres pour aérer la petite pièce. Elle perdait espoir. Pourtant, les pages du vieux grimoire prêté par Agathe étaient noircies de toutes sortes de recettes qui lui étaient encore inconnues. Il y avait forcément dans le lot quelque chose qui ferait l’affaire… Velours, sa petite chatte noire, avait depuis longtemps abandonné les essais de sa maîtresse. Elle était roulée en boule dans un nid de plumes et de feuilles de laurier. Sa petite poitrine se soulevait au rythme calme de sa respiration.

D’un geste fluide, Hortense se hissa pour s’asseoir sur le plan de travail au milieu de la pièce et étudia à nouveau le vieil ouvrage. Purification de l’âme. Elle en était certaine : après des années de recherche, cette potion était celle qu’il lui fallait ! Quel dommage qu’un magicien peu délicat eût, des années auparavant, renversé sur le grimoire ce qui s’apparentait fort à de la bile de crapaud-lion…

— Bonjour, ma douce.

La voix chantante tira Hortense de ses pensées. Pastel s’approcha à pas feutrés, ses cheveux de jais luisant dans le feu du soleil couchant, une étincelle de joie brillant dans ses prunelles pâles. Hortense accueillit sa bien-aimée d’un sourire, sentant déjà les tensions accumulées dans sa poitrine s’envoler. Pastel serra les bras autour de sa taille et nicha son nez encore froid dans le creux de son cou.

— Il fait bien meilleur ici que dehors. Que fabriques-tu ?

— Je crois que j’ai trouvé de quoi aider Lierre. Enfin, presque.

Pastel jaugea rapidement les fioles et les feuilles qui jonchaient le plan de travail, le chaudron dans l’âtre qui portait encore les traces de ses précédents essais infructueux.

— Tu expérimentes ? Ce bazar ne te ressemble pas quand tu as une recette à suivre.

— Je sais bien, souffla Hortense. Regarde ça : sauge, sel, feuilles de saules… Et après, impossible de déchiffrer ce qui est écrit.

Elle pointa la tâche brune du doigt, suivant délicatement les bavures de l’encre sur le papier.

— Ici, il me semble qu’il s’agit d’huile essentielle de lavande. Et là… Je lis « pétales ». Mais j’ai essayé avec toutes les plantes que j’ai en réserve ; rien ne fonctionne.

Hortense posa son front contre l’épaule de Pastel et savoura son étreinte. Derrière ses paupières closes dansait encore l’illustration du résultat escompté : un liquide d’un violet profond, presque indigo, censé sentir « frais ». Fichus sorciers des Grandes Guerres ! Toujours à raisonner par énigmes. Sentir frais, cela ne voulait rien dire.

Pastel déposa avec douceur un baiser sur ses cheveux. Après la montée d’adrénaline de ses multiples essais, Hortense sentit ses yeux piquer.

— Je ne sais plus quoi faire, soupira-t-elle en combattant ses larmes. Ce grimoire était mon dernier espoir. J’ai l’impression d’avoir tout essayé, et rien ne fonctionne…

— Pourquoi ne jetterais-tu pas un œil à ce que j’ai trouvé dans la Forêt Blanche ? Peut-être que ça t’inspirera.

Elles restèrent un instant front contre front, savourant la chaleur de l’autre.

— N’abandonne pas, ma douce. Tu finiras par y arriver. J’y crois.

Quand elles se séparèrent enfin, Pastel siffla, un son bref et cristallin auquel répondirent immédiatement des aboiements joyeux. Hortense sourit en séchant ses larmes.

— Je me disais bien qu’il était étrange que tu rentres seule. Salut, Zéphyr.

Le Familier de Pastel, un énorme chien tricolore, déboula dans la cuisine et s’enroula autour des jambes de sa sorcière, la langue pendante. L’épaisse fourrure de son poitrail était compressée par un harnais de cuir brun auquel étaient sanglées deux sacoches pleines à craquer.

Hortense descendit du plan de travail et salua le bouvier d’une caresse entre les oreilles. Pastel l’aida à décrocher le harnais, et elle en éparpilla les contenus sur la table.

— Je t’ai ramené de l’écorce de bouleau, comme tu me l’as demandé. Mais j’ai aussi trouvé ça…

La seconde sacoche était remplie de fleurs multicolores. Hortense commença à les trier quand des pétales bleus et violets attirèrent son attention.

— Des iris ? Par la Déesse, bien sûr ! Pastel, tu es fantastique !

Elle lui sauta au cou sous les jappements enjoués de Zéphyr. Même Velours daigna se lever et s’approcher. La chatte renifla les fleurs et cligna de ses grands yeux jaunes, l’air de dire que cette option lui convenait.

Hortense s’en souvenait, maintenant. Les fleurs d’iris avaient des vertus spirituelles renommées, véritables symboles du lien entre le monde des vivants et celui des morts. Elles étaient également utilisées en Divination comme présages de bonnes nouvelles.

— C’est exactement ce qu’il me faut, chuchota-t-elle.

Elle rassembla les ingrédients dont elle avait besoin pour sa potion, ajoutant délicatement deux fleurs sous le regard approbateur de Velours. D’un souffle, elle raviva le feu sous son chaudron et se mit au travail. Bientôt, l’odeur iodée de l’océan emplit l’atelier, agrémentée de la senteur délicate de l’iris. C’était donc cela, une odeur de frais.

Hortense surplomba son chaudron et remplit une petite fiole de la potion. Elle était épaisse comme de la mélasse et prenait des teintes irisées à la lumière du feu de cheminée. Alors qu’elle faisait tournoyer la fiole à hauteur de ses yeux, Pastel vint se coller contre son dos.

— Ça ressemble aux illustrations du grimoire, déjà. Et ça sent drôlement bon.

Malgré l’étreinte chaleureuse, Hortense peinait à dissiper entièrement ses craintes.

— Et si ça ne fonctionnait pas ?

— Du calme, ma douce. Si cela ne fonctionne pas, nous continuerons à chercher. On finira par trouver une solution, je te le promets.

Hortense s’abandonna contre elle en serrant la fiole contre son cœur. Après cinq ans à devoir supporter la vue de son adelphe si faible, de son regard absent… Cette tentative devait être la bonne. Elle le lui devait.

Elle serra tendrement la main de Pastel entre les siennes.

— On doit laisser reposer un peu la potion avant de l’utiliser. Allons passer du temps avec Lierre. J’aimerais lui faire prendre un peu l’air.