Pourquoi vous inscrire ?
Hexenaat

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/entete.php on line 42
icone Fiche icone Fils de discussion
Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/entete.php on line 48
icone Lecture icone 2 commentaires 2

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/page-principale.php on line 13

Warning: Undefined variable $age_membre in /home/werewot/lc/histoires/page-principale.php on line 16

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/lecture.php on line 11
«
»
Lecture

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/navigation.php on line 48

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/lecture.php on line 31

Il ne restait plus que deux mètres de clôture à peindre.

Que ces petits travaux de printemps étaient longs ! Bien qu’il apprécie d’être dehors par ce beau temps, Ambroise avait particulièrement hâte que cette journée se termine.

Dans le potager, il apercevait son père qui préparait la terre aux futurs semis. Il entendait le froufrou de la terre meuble qui se retournait sous les assauts de la bêche. Avec sa mère et sa sœur, ils avaient tous passé la journée à œuvrer autour de la maison, faisant disparaître petit à petit les cicatrices de l’hiver. Ranger, laver, planter, décaper, peindre...

En général, ces petites corvées ne le gênaient pas, car elles étaient souvent l’occasion de moments partagés en famille à prendre soin de leur foyer. Mais aujourd’hui, veille du 1er mai, la journée n’en finissait pas de s’égrener... Ce merveilleux mais récalcitrant soleil ne se décidait pas à s’approcher de l’horizon... !

Muselant à grand peine son excitation, Ambroise se concentra sur sa tâche. Le pinceau reprit sa course monotone sur le bois abîmé par les intempéries. Lorsqu’il eut enfin terminé, il jeta un œil sur son œuvre et s’en déclara plutôt satisfait. Voilà, la remise en état de la clôture était terminée!

Il rassemblait ses outils quand Yaëlle, suivie de David, passa en vélo devant lui :

— Salut ! T’oublies pas, hein ? A dix heures ce soir, au monument aux morts !

— Ah ça, je risque pas d’oublier ! Tu sais combien on sera ?

— Une dizaine, je crois. Adam peut pas venir, mais les jumelles seront là.

— Purée que j’ai hâte !

— Oui, nous aussi !

— Vous aurez vos lampes de poche, ou je dois vous en filer ?

— Ben si t’en as une pour Yaëlle, ce serait top. Allez, on file, ma mère va m’écharper si je rentre en retard ! A plus !

— OK, Tchao !

Ambroise se dirigeait vers la remise quand sa mère le héla :

— Ambroise, tu n’oublies pas de tout bien ranger, hein ? Il ne faut rien laisser traîner ce soir !

— Oui maman !

Ça y est ! Enfin, c’était parti.

Une crampe familière venait de s’installer dans son estomac, en anticipation des heures à venir. Il referma la porte de la remise en souriant.

Il se rappela comment, lorsqu’il était bien plus jeune, ses grands yeux stupéfaits avaient pour la première fois observé le drôle de manège de son père. Celui-ci s’agitait dans tous les sens pour mettre sous clef pots de fleur, fauteuils de jardin, paniers et autres objets disposés de ci de là sur la propriété.

— Pourquoi tu ranges tout papa ? T’as plus besoin ?

— Si, mon grand. Mais ce soir, je dois tout ranger.

— Y a un arage qui vient ?

— On dit orage. Mais non, pas d’orage, je dois juste tout rentrer à l’abri.

— Mais pourquoi ? Demain t’as besoin, non ?

— Oui, tu as raison, répondit son héros en ébouriffant ses cheveux. Je range tout ce soir, parce que c’est la nuit des lutins : ils viennent, se promènent, et si tu laisses traîner tes affaires, ils les prennent.

Et ce fut un Ambroise horrifié qui s’évertua à chercher sa voiture bleue et son super soldat. Il devait les retrouver, les mettre à l’abri des lutins et autres créatures malicieuses qui pouvaient se cacher dans le jardin !

Les années suivantes, ce rituel générait toujours une angoisse prégnante. Tous les 30 avril, dans l’effervescence de la fin de journée, il craignait de voir disparaître l’un de ses jouets favoris. A l’école, les copains lui avaient dit que ce n’étaient pas de mignons petits lutins qui venaient, mais d’horribles et terribles sorcières. Ambroise ne souhaitait certainement pas les mettre en colère! Il veilla chaque année scrupuleusement à ranger tout ce qui pouvait l’être, aidant avec ferveur sa petite sœur lorsqu’elle avait commencé à prendre part à ce singulier remue-ménage.

Et, plus tard, l’angoisse se mua en impatience. Parce qu’il avait grandi, bien sûr. Et parce qu’il y avait le lendemain. Le 1er mai.

Au lever du jour, chaque 1er mai, le village se réveillait avec une obsession : retrouver ses affaires. Où le paysan allait-il retrouver sa charrette ? A qui appartenait cette brouette, dans la cour du père Mercier ? N’étaient-ce pas les jardinières de Mme Thomas, là, sur ma voiture ?

La matinée était alors consacrée aux déambulations, aux visites aux voisins, voire à l’exploration du village entier pour retrouver un râteau, un panier, ou une dame-jeanne malencontreusement oubliée la veille au soir...

Cette année, Ambroise n’était plus un petit garçon. Il savait désormais que toutes ces farces étaient une tradition locale, et que c’étaient les villageois eux-mêmes qui déplaçaient les objets. Ambroise avait compris et aimé le sens de cette Hexenaat. Son origine était très ancienne, et jamais elle n’avait été annulée, même pendant la guerre. Au sortir de l’hiver, cette confusion organisée symbolisait le passage de la saison froide vers la suivante plus chatoyante et pleine de vie. Il avait été fasciné par ce rituel printanier et y avait même consacré un exposé. Il avait fait de nombreuses recherches et avait ainsi pu expliquer à sa classe toute l’importance de ce défoulement collectif pour le maintien du lien social. Il soupçonnait même que certaines bricoles étaient abandonnées volontairement pour alimenter les errances et les farces des soi-disant sorcières...

Il était fier et heureux de cet héritage. Du haut de ses 13 ans, il brûlait de participer enfin pleinement à cette coutume. Il en aimait profondément chaque instant.

La frénésie du soir, quand il fallait cacher le moindre petit objet qui risquait de se retrouver on ne savait où...

Et l’excitation du matin, avec la surprise de découvrir ce qui se trouvait sur le pas de sa porte ou dans le poulailler. Ou l’étonnement de voir arriver un voisin avec … ah oui, on avait oublié de rentrer la gamelle du chien… Il y avait des rires, et des colères, aussi ! Comme l’année où la remorque du paysan avait été vidée de son foin, délestée de ses roues et remplie à nouveau de son foin ! Ah, ils avaient fait très fort, cette année-là ! La moitié des hommes du village s’étaient attelés à remettre tout en état aussi vite que possible, peinant à calmer le Matthieu et sa colère devenue légendaire! On n’avait jamais su qui avait fait ça, cependant...

Ce soir, ce serait sa seconde participation. L’année passée, il avait été chaperonné par son cousin, et n’avait pas pu aller bien loin. Il avait été contraint de rentrer bien trop tôt à ses yeux, et en avait gardé une grande frustration.

Mais ce soir, il allait vraiment faire partie des « sorcières » et faire honneur à la tradition. Il comptait bien mettre le village sans dessus dessous. Le groupe de Lucien et les anciens n’avaient qu’à bien se tenir!

Le soleil avait fini par retrouver le chemin de la nuit et le repas du soir se déroula sous un déluge de conseils et de consignes :

— Tu feras bien attention, je ne voudrais pas aller te chercher aux urgences, n’est-ce pas !

— Souviens-toi, il n’est pas question de casser quoi que ce soit. Vous n’êtes pas des vandales.

— Et surtout, amuses-toi ! Ahhhh je me souviens, quand j’avais ton âge...

Dès qu’il le put, Ambroise s’échappa de cette gangue vocale et alla se réfugier dans sa chambre. Il passa le temps restant avant le rendez-vous à préparer un peu de matériel : du papier toilette, deux lampes de poche, un tournevis. Il se changea, choisissant des vêtements sombres et confortables, comme les ninjas de ses jeux vidéos. Et ses bonnes baskets : on sait jamais, s’il fallait courir...

Il sursauta quand David le rattrapa sur le trottoir :

— Crétin, tu m’as fait peur !

— Ah ah ! Ça promet, si tu bondis déjà ! Tiens, je crois qu’on est les derniers !

La petite troupe était rassemblée devant le monument aux morts. Était-ce parce qu’ils parlaient à voix basse ou pour se rassurer qu’ils se tenaient si proches les uns des autres ? Bien que joyeuse et enivrante, cette équipée nocturne générait aussi sa petite pointe de peur mêlée d’un soupçon d’interdits. Ces frissons étaient particulièrement appréciés et les volontaires n’avaient jamais manqué pour jouer les sorcières.

Yaëlle saisit la lampe qu’Ambroise lui tendit :

— Le centre, c’est les adultes, comme toujours. Lucien est du côté du stade, donc il va sûrement tirer jusqu’à l’école. Mais ça nous laisse tout le haut du village, avant la forêt. On va faire deux groupes : chacun un côté de la rue. On va d’abord remonter la rue des 3 cailloux, puis on redescendra par la rue du verger.

Arsène, le plus âgé du groupe avec ses 15 ans bientôt révolus, ajouta :

— Et on s’attend, hein. Y en a déjà qui se sont perdus quand il fait nuit, pas envie de vous courir après.

Dès la tombée de la nuit, la brume avait lancé ses tentacules filandreuses entre certaines maisons : il allait sans doute pleuvoir le lendemain. L’obscurité n’était désormais plus vaincue qu’à proximité des vieux lampadaires anarchiquement répartis sur les trottoirs. Les jeunes gens avancèrent en silence jusqu’aux premières bâtisses de la rue en pente vers la forêt et se séparèrent avec prudence.

Avec Arsène, Yaëlle et Marine, Ambroise prit pour première cible la maison de M. Ganodin. Se faufilant à pas de loups dans l’entrée en pente du garage, ils repérèrent un tapis devant la porte du sous-sol. Hop, embarqué ! Ils s’appliquèrent aussi à emballer de papier toilette le gnome champêtre situé au centre de l’aménagement floral : trop lourd pour être déplacé, il méritait tout de même sa petite attention.

Ils remontèrent ainsi la rue, récoltant de ci, déposant de là, en espaçant suffisamment les lieux, quitte à revenir sur leurs pas avec de nouveaux objets. Il ne fallait quand même pas que ce soit trop facile le lendemain !

C’était véritablement grisant. Ambroise se délectait de cette ambiance, mystérieuse et feutrée, qui électrisait chaque cellule de son corps et lui conférait une sensation de puissance et de liberté incroyables.

De temps à autre, le claquement sec d’une porte, l’aboiement d’un chien ou le son d’une voiture parvenait à les surprendre. Ils se statufiaient alors, submergés par une douce torpeur, avant de partir dans un fou rire collégial, étouffé mais de circonstance. Et de poursuivre leurs petits méfaits.

Au niveau de la maison des Coleman, les phares d’une voiture faillirent les dévoiler. Ils réussirent à se glisser de justesse dans l’épaisseur de la haie de thuyas. Ils retinrent leur souffle, soucieux d’apaiser leur crainte d’être découverts. Ils patientèrent ainsi, dissous dans la pénombre, que le véhicule s’éloigne.

— Sales gamins !

Yaëlle ne put retenir un cri de surprise : M. Coleman était à sa fenêtre et s’égosillait autant qu’il le pouvait.

— Fichez-moi le camp ! Je vous interdis de venir sur mon terrain. Que j’vous attrape pas avec quelque chose qui m’appartient ou vous allez voir ! Fichez le camp !!

Marine souffla d’une voix chevrotante :

— Il est sérieux : la dernière fois, il est sorti avec son fusil de chasse... On ferait mieux d...

Un gargouillis humide remplaça ses derniers mots.

Ambroise se figea, comme si une chaîne d’acier gelé enserrait chacun de ses muscles. Quoi... ? Qu’est-ce que c’était ? Il avait beau tendre l’oreille, il ne percevait plus que Yaëlle qui réprimait un sanglot à côté de lui. Et où était passé Arsène ?

Le silence n’était brouillé que par le souffle de sa respiration saccadée et les appels d’air de Yaëlle. Un instinct primaire, le genre d’instinct si vieux qu’il avait dû survivre aux grottes et aux habits de peaux, l’empêchait de bouger. L’autorisait tout juste à respirer. Il sentait les odeurs de sève, de terre humide, et sans doute même un peu le feu de cheminée des Coleman. Une autre odeur aussi... âcre, doucereuse... indéfinissable. Le temps semblait suspendu, contrairement aux gouttes de sueur qui perlaient et glissaient dans sa nuque.

Les branches de thuyas frémirent, et il devina une silhouette filiforme claudiquant jusqu’à la route. Il plissa les yeux. Qui était-ce ? L’éclairage ici n’avait jamais été formidable, ce qui d’habitude les arrangeait bien. Mais pour le coup, Ambroise aurait préféré avoir les puissants spots du stade. La silhouette disparut dans les buissons à l’orée du bois, emportant avec elle son épouvantable plic-ploc.

Yaëlle ne retint plus ses pleurs et hoqueta de plus belle. Mais... Pourquoi ? Les questions d’Ambroise restaient scotchées au fond de sa gorge et ses pieds rivés aux racines de la haie.

Après un effort de titan, il sortit de sa cachette et chuchota auprès de Yaëlle, qui n’était finalement qu’à un arbuste d’elle :

— Pourquoi tu pleures ? T’as peur ? T’es blessée ?

Sa main chercha sa comparse mais ne rencontra qu’une branche au feuillage dru, froid, et poisseux. Yaëlle se précipita vers lui : muette comme une tombe, elle tremblait de la tête aux pieds.

Avec difficulté, il réussit à la conduire jusqu’au trottoir, sous le lampadaire. Il pensa aller chercher Marine et Arsène quand il comprit pourquoi tout était si silencieux. Ambroise fut englouti dans un abîme de glace à la vue de Yaëlle. Dans la faible clarté de la lampe au-dessus d’eux, une traînée de sang s’étalait du haut de sa joue jusqu’à sa taille !

Avant même qu’il puisse ouvrir la bouche et proposer de trouver un adulte et des secours, l’étrange silhouette réapparut depuis la forêt et se dirigea vers la chaussée.

— Yaëlle, cours !

Quand est-ce que le jeu avait basculé dans ce merdier ? Pardon maman, je sais : pas de gros mots. Mais là, sérieux, j’en ai besoin !

Je dois courir. J’ose pas me retourner.

Ambroise entendait derrière eux un flic-floc régulier sur le bitume. Trop régulier pour qu’il espère avoir semé la créature. Yaëlle tenait le rythme : elle ne pleurait presque plus, concentrée sur sa course.

Au bas de la rue, ils faillirent emboutir Lucien, mais l’esquivèrent de justesse.

— Lucien, barres-toi ! Y a un truc qui nous poursuit ! Tirez-vous !

— C’est ça ! Casses-toi, poule mouillée. Z’êtes trop jeunes, de toute façon, on va finir votre boulot.

Lucien repartit en ricanant, accompagné de ses deux compères tout aussi hilares.

— Non, y a vraiment un truc ! Marine est morte !

— Ouais, à d’autres. Tu crois que j’vais m’laisser embobiner par un p’tit merdeux ? Allez les gars, on monte chez le père Coleman, voir c’qu’on peut lui piquer cette année !

Et ils disparurent bruyamment dans les ombres vaporeuses de la rue des 3 cailloux.

Pas de silhouette étrange. Pas de plic-ploc dégoûtant. Rien.

Yaëlle recommençait à trembler et, comme Ambroise, avait du mal à retrouver son souffle après cette poursuite délirante.

Pas de créature. Pourquoi s’étaient-ils sauvés ? Le sang ? Il n’avait pas imaginé tout ça, quand même ?

Il s’approcha de Yaëlle et passa en tremblant la main sur son blouson : le liquide était bien là, poisseux, épais, sombre... De la mélasse ? Qui avait pu faire une mauvaise blague de ce genre ?

Mais l’odeur... La même odeur ferreuse écœurante que lorsqu’il avait visité la ferme alors qu’on y préparait du boudin noir. L’odeur ne pouvait être que celle du sang.

— Tadah !

Il hurla. Yaëlle hurla.

Arsène venait d’apparaître derrière eux, s’esclaffant comme un beau diable.

Mu par une colère noire, tendu comme une corde de piano, Ambroise se jeta sur lui, le frappant au torse de ses poings rageurs.

— Espèce d’imbécile ! Im-bé-ci-le ! T’es fier de toi ?

Yaëlle s’effondra au sol, les mains sur les yeux et laissa éclater ses sanglots et sa terreur.

— T’es vraiment con ! Ça t’amuse hein ! Tu ferais pas tache dans la bande à Lucien ! Merde !

Ambroise relâcha la tension accumulée et hurla :

— Meeerde !!!

Toujours plié en deux par ses rires, Arsène rigola :

— Oh c’est bon, c’était pour rire. C’est ça, aussi, la Hexenaat : on joue à se faire peur. T’avais pas compris ça ?

La gorge serrée, Yaëlle articula entre deux hoquets humides, alors qu’Ambroise l’aidait à se relever :

— Où... Où est Marine ? Elle va bien ?

— Évidemment qu’elle va bien ! Elle s’est sûrement bien marrée, en vous voyant détaler comme des lapins. Allez, venez, elle doit nous attendre rue du verger, avec les autres.

— Non. Je rentre à la maison. J’en peux plus.

— Yaëlle, c’était juste une blague... ! C’est juste un peu de sang de cochon !

— Non, je rentre. Comptez plus sur moi !

Toujours sanglotante, elle leur tourna le dos et s’élança rapidement en direction de la boulangerie de ses parents. Ambroise constata qu’elle bondissait entre les sources de lumière, évitant de rester trop longtemps dans l’ombre... Il ne l’avait jamais vue courir aussi vite : elle serait en sécurité chez elle en moins de deux.

Encore sous le choc des derniers rebondissements, Ambroise suivait Arsène en direction des vergers d’un pas mal assuré. Les nébulosités qui avaient envahi le village s’étaient encore épaissies et avalaient goulûment les rares sons de la nuit. Il avait l’impression que son cerveau était tout autant pris d’assaut que le paysage. Il avait du mal à réfléchir et était pressé de retrouver le reste de la bande. La poussée d’adrénaline précédente l’avait épuisé et il sentait ses muscles s’ankyloser sous l’effet combiné du froid et de la brouillasse.

Plic-ploc.

Ambroise sentit son cœur manquer un battement. Affolé, il fit prestement volte-face, mais ne discerna rien dans la purée de pois qui l’entourait.

Arsène se retourna :

— Ben, kes t’as ?

— T’as rien entendu ?

— Entendu quoi ? Un fantôme ? Un loup-garou ? Hooouuuuu....

— Arrête, j’rigole pas : t’as vraiment rien entendu ?

— Rien du tout. T’as rêvé. Allez, avance !

Sans doute Arsène avait-il raison : ses nerfs devaient encore être à fleur de peau à la suite de la course de tout à l’heure...

Flic-floc.

Non, cette fois, il en était sûr. Mais d’où cela venait-il ? Devant lui ?

Il n’y avait rien devant lui.

Rien, sauf Arsène.

Flic-floc.

Son cœur battait à tout rompre dans sa poitrine : encore un peu et il bondirait, déchirant ses poumons, se libérant un chemin à travers ses côtes. Ambroise observa plus longuement son camarade. Le son semblait bien émaner de lui. Et...

Depuis quand Arsène boitait-il ?

Ses pas devinrent de plus en plus lourds, jusqu’à ce que ses chaussures soient cimentées au sol. Ses pieds refusaient d’aller dans la même direction que l’adolescent devant lui. Ses mains se mirent à trembler et il serra la lampe si fort que les jointures de ses doigts craquèrent. Sa vision se brouilla.

La Hexenaat. Une vieille rumeur du collège lui revint brusquement en mémoire, l’assommant presque. Celle d’un jeune gars, il y a plusieurs années. Un ado du patelin voisin qui aurait profité de cette nuit de folie pour fuguer. Les recherches n’avaient rien donné et ses parents en avaient été démolis. Rien dans la vie du garçon n’avait laissé présager ce départ impromptu.

Et si...

Perdu dans ses pensées, Ambroise n’avait pas réalisé qu’Arsène s’était lui aussi arrêté. Celui-ci lui tournait toujours le dos. Les bras ballants, les épaules voûtées, la tête baissée. Immobile.

Une voix graillonneuse s’éleva alors :

— On s’attend, hein ? Y en a déjà qui se sont perdus, pas envie de vous courir après... Quand il fait nuit...

— Ar... Arsène ?

— Tu vas pas me faire courir, hein, Ambroise ?

La voix se mua en grondement guttural grave et saccadé, plus aucun mot n’était reconnaissable.

Une chape de glace saisit Ambroise quand il s’aperçut que les doigts d’Arsène... Que les doigts de la créature dégoulinaient, s’allongeaient...

Plic-ploc.

Son corps tout entier semblait bouillir, s’étirer, s’affiner... La couche de vêtements disparaissait sous une boue noirâtre qui ondulait au rythme de la respiration du monstre.

Qui pivota pour lui faire face en penchant la tĂŞte selon un angle impossible.

Luttant contre une fascination morbide, Ambroise força ses membres à lui obéir. Il plongea dans le sentier entre les Durand et les Gründ, sa lampe torche découpant avec peine les volutes du brouillard devant lui. Il courait aussi vite que ses jambes le lui permettaient. Il ferma brièvement les yeux dans l’espoir d’oublier l’absence de visage. Oublier ce trou béant qui remplaçait les yeux clairs d’Arsène dans cette chose qui servait de tête à la créature.

Le sentier se faufilait entre plusieurs terrains, et débouchait ensuite beaucoup plus bas, à côté du ruisseau près de la place. Il devait trouver les anciens.

Avec un peu de chance, les hommes seraient encore dans les parages et pas au troquet pour finir la nuit dans une bouteille, fiers des tours joués dans la soirée. Avec un peu de chance... Quand il entendit le glissement suintant derrière lui se rapprocher, il réalisa que c’était beaucoup, beaucoup de chance qu’il lui faudrait !

Alors Ambroise, c’est quoi ton capital chance ?

N’oublie pas de jouer au loto, si tu t’en sors !

Mais pour l’instant.... Cours !!

Ses poumons le brûlaient, la sueur lui piquait les yeux, mais il ne pouvait pas ralentir. Rejoindre la place du village était sa seule chance. Courir...

Il surgit sur le parvis de l’église comme une formule 1 échevelée sur la ligne d’arrivée. Les quelques hommes présents sursautèrent et jurèrent devant cette interruption dans leur train-train. Mais comprirent aussi en une fraction de seconde que quelque chose de grave se passait : Ambroise n’avait pas la réputation d’être un trublion. Pierrot Finckler vit Ambroise jeter un œil épouvanté derrière lui, et accélérer encore. Le vieil instituteur réagit prestement en serrant sa canne :

— Entre dans l’église, mon garçon. On s’occupe de ton poursuivant.

Les autres hommes firent front, résolus, sachant que Finckler était sérieux. L’air venait de se charger d’une telle tension qu’un orage aurait pu y puise toute la force de ses éclairs. Plusieurs minutes s’écoulèrent.

A bout de force, Ambroise s’engouffra enfin en titubant dans le bâtiment consacré. Il n’alla pourtant pas bien loin, dépassant à peine la deuxième porte de bois. Un gyrophare vert et sa sirène venaient de percer le brouillard, précédant un véhicule massif qui vint faire crisser ses pneus juste devant le groupe d’hommes amassés sur la place. Il revint sur ses pas et glissa une tête dehors.

Des individus en chasubles oranges, portant des casques ou d’étranges lunettes à multiples lentilles, jaillirent du haillon arrière. Ils se déployèrent comme des militaires armés : Ambroise était fasciné. Qui étaient-ils ?

Une femme au visage traversé d’une cicatrice s’adressa au groupe :

— On nous a appelés, une jeune fille a parlé de sang et d’un monstre ?

Ambroise comprit en un instant qu’il s’agissait de Yaëlle !

Il sortit de l’église et balbutia :

— Yaëlle va bien ?

La femme hocha la tĂŞte et lui demanda :

— Tu sais quelque chose ?

Pierrot Finckler s’avança et posa une main sur l’épaule du garçon :

— Je ne sais pas ce qui se passe, mais il a déboulé il y a quelques minutes, complètement hors de lui. Il aurait été poursuivi par la mort en personne qu’il n’aurait pas eu une autre tête. Mais nous n’avons pas eu le temps de voir quoi que ce soit avant votre arrivée. Explique-nous, Ambroise.

Les yeux embrumés, brûlants, Ambroise déglutit et ravala un sanglot. Il secoua la tête, refusant de ranimer les images épouvantables imprimées dans son esprit. Il expira bruyamment et put enfin raconter ce qu’il avait vu :

— Arsène, un copain. C’est ... c’est pas lui, c’est un monstre. Comme un bonhomme en boue, mais avec un trou à la place du visage. Je... Je crois qu’il a tué Marine, du côté de chez les Coleman. Il m’a poursuivi jusqu’au ruisseau.

— Sans doute un R’zatz, siffla la femme à la cicatrice. C’est de quel côté, Ambroise ?

Celui-ci tendit une main tremblante vers le sentier du ruisseau. D’une voix forte, la femme commanda :

— Duskhunters, en route. Grenades de 2 et lance-frimas.

L’escouade orange fluo s’éloigna en courant dans un fracas de bottes et disparut dans la brume.

Anéanti, Ambroise autorisa enfin ses larmes à couler sur des joues rougies par l’effort...

Après quelques minutes, Pierrot Finckler plaça son bras sur les épaules encore frissonnantes de l’adolescent, cherchant à le consoler :

— Gérald a appelé tes parents : ils sont en route.

— Que... Qu’est-ce qui s’est passé, M. Finckler ?

Celui-ci soupira avec gravité et regarda l’adolescent avec compassion :

— Tu as eu le malheur de croiser la route de l’une des créatures malfaisantes qui peuplent ce monde. Cela faisait tellement longtemps qu’on n’avait pas eu de souci ici qu’on les avait presque oubliées... Nous avons manqué à nos plus fondamentales obligations et laissé la routine s’installer, anesthésiant notre vigilance... Heureusement, les parents de Yaëlle ont eu le bon réflexe.

— Il y a... des monstres ?

— Oui, mais pas que. Nous cohabitons avec des êtres surnaturels depuis la nuit des temps. Certains bienveillants, mais d’autres terrifiants.

— Mais eux, là, c’est qui ?

— Les duskhunters. Ils sont chargés de nous protéger des créatures violentes et nocives pour nous.

Le lendemain n’avait pas eu la saveur habituelle des 1er mai.

Le jour s’était levé sur un drame qui ébranla chaque habitant jusqu’au tréfonds de son âme.

Des parents s’étaient réveillés et avaient découvert que leur fille avait été déchiquetée par une créature surnaturelle avide de chair fraîche. Marine n’était plus là.

Les duskhunters avaient facilement trouvé le R’zatz. Ils l’avaient acculé dans un champ et congelé avant de le faire exploser. Simple, rapide, efficace. Marine n’était plus là.

Arsène avait été retrouvé derrière un mur de l’école, dans un coma provoqué par les sucs du R’zatz. Cette entité aspirait la force vitale d’un autre être vivant pour en prendre l’apparence et partir en chasse. Marine n’était plus là.

Yaëlle et ses parents étaient venus chez lui et les deux jeunes gens s’étaient longuement étreints, pleurant à chaudes larmes, cherchant chez l’autre un réconfort qu’ils ne trouvèrent pas. Marine n’était plus là.

Le maire du village passa également, pour expliquer avec emphase que la Hexenaat serait dorénavant interdite sur la commune. Marine n’était plus là.

La radio locale avait fait toute une émission sur l’affaire, détaillant les missions et les méthodes des duskhunters, service dédié aux interventions surnaturelles. Le journaliste insista bien trop longuement sur le fait qu’il était étonnant et particulièrement rare qu’un R’zatz apparaisse dans la région. Que ce type de créature n’avait plus été répertoriée depuis plus d’un siècle.

Mais Marine n’était plus là.

Ce 1er mai, Ambroise avait perdu une amie.

Ce 1er mai, il avait appris dans la douleur que certaines choses étaient tapies dans l’ombre et étaient dangereuses.

Ce 1er mai, il sut ce qu’il allait faire de sa vie.


Texte publié par Hiraeth, 11 octobre 2025
© tous droits réservés.
«
»
Lecture

Warning: Undefined variable $data_id in /home/werewot/lc/histoires/pages/navigation.php on line 48
LeConteur.fr Qui sommes-nous ? Nous contacter Statistiques
Découvrir
Romans & nouvelles
Fanfictions & oneshot
Poèmes
Foire aux questions
Présentation & Mentions légales
Conditions Générales d'Utilisation
Partenaires
Nous contacter
Espace professionnels
Un bug à signaler ?
3335 histoires publiées
1461 membres inscrits
Notre membre le plus récent est Xavier
LeConteur.fr 2013-2025 © Tous droits réservés