Aucun son ne dénonçait l’excursion du voyageur de lumière. Passager clandestin dans cette partie de l’espace, il se contentait de filer à une vitesse dépassant le milliard de km/h.
Explorer. C’était peut-être bien ce mot.
Dépasser. Ou celui-ci, peut-être ?
Imaginer. Non, il en était sûr maintenant, c’était bien ce mot-là .
Et aller au-delà .
Les systèmes planétaires filaient, poussières d’étoiles sur son trajet. Berceaux d’étoiles vaporeux, géantes rouges ou naines blanches, rien ne présentait suffisamment d’intérêt pour qu’il ralentisse sa course.
Mais pourquoi était-il là  ?
Sa mémoire lui jouait des tours. Elle traînait et s’accrochait.
Une prairie ensoleillée dans laquelle il courait apparut dans son esprit. L’odeur de l’herbe, du soleil, des fleurs emplissait ses sens. La peau de ses genoux écorchés tiraillait, mais quelle importance ? Il avait la vie devant lui. Les vacances dureraient sans doute... tout l’été ! Une joie éternelle, inépuisable.
Il riait. Riait à perdre haleine.
Il ressentait la solitude du vide spatial, malgré les points blancs par quintillions autour de lui. D’innombrables éclats qui s’éparpillaient à perte de vue sur la toile couleur noir sidéral. Quelques galaxies égayaient de leurs spirales cette immensité gelée.
Une nouvelle image. Une pièce bourrée d’électronique. Des cadrans. Des ordinateurs. D’autres cadrans.
C’était... familier...
E=mc². Quelle équation ! La masse peut être convertie en énergie, et vice versa. Même une toute petite quantité de matière contenait une énergie phénoménale. Une amorce. Fascinant.
Pourquoi était-ce si important ?
Un amphithéâtre, des sièges de bois inconfortables, un rétroprojecteur maladif, des étudiants dissipés, un enseignant-chercheur désabusé.
Usant ses fonds de pantalon sur les derniers bancs de l’amphi, il noircissait des pages et des pages de chiffres et de courbes. Des dizaines de pages de calculs, d’ellipses, de tangentes... Le bout de son crayon était tout mâchouillé, disloqué par ses innombrables coups de dents nerveux. Il était doué. Il était même excellent dans son domaine. Et maintenant ?
E=mc² : l’énergie devient masse, et la masse implique la finitude. Un concept.
Des bonbons. Des auto-tamponneuses. De la barbe à papa. Et la chenille, ce manège fantastique qui filait à toute allure, faisant ressentir les effets de la force centrifuge. Fermer les yeux et se laisser emporter avec papa et maman... Se cramponner sans résultat au bord intérieur du siège, et rire à en pleurer parce qu’ils étaient tous les trois plaqués, écrasés les uns sur les autres contre le bord extérieur !
Il se promit de revenir à chaque fête foraine.
La Voie Lactée était désormais derrière lui. Il avait même dépassé la Galaxie naine du Sagittaire, à moitié dévorée par notre propre galaxie. S’il ne se trompait pas, il se dirigeait vers le Grand Nuage de Magellan.
L’univers s’étendait devant lui, promesse de liberté.
Pas un seul siège de la salle de conférence n’était libre. Des centaines de chercheurs, physiciens, mathématiciens, théoriciens et spécialistes étaient venus l’écouter. L’écouter lui.
Enchanteur des équations et sorcier des hypothèses : c’est ainsi que, quelques fois, il était décrit dans divers articles réputés et reconnus par la communauté scientifique mondiale.
Ses calculs intriguaient du fait de leur justesse et malgré leur approche innovante et si peu orthodoxe. Littéralement suspendu à ses lèvres, le public était presque en transe :
— La notion d’imaginaire est au cœur de l’univers, et, durant cette conférence, je vais vous démontrer comment s’articulent tous ces éléments. Il est essentiel de considérer l’équation populaire fondatrice E=mc² comme amorce d’hypothèses bien plus vastes. Ainsi....
Au bout de deux heures, un silence quasi religieux pesait sur la salle. Abasourdis, certains gardaient des yeux hagards ou une bouche entrouverte sur des mots qui ne pouvaient pas être prononcés. Quelques rares participants étaient sortis au milieu du discours, trop ébranlés pour en accepter d’avantage.
Le corps alangui à ses côtés diffusait une douce chaleur et provoquait de multiples sensations et émotions au fond de lui. Étreintes, baisers, caresses, mais aussi complicité, tendresse, entraide, intelligence. Il avait toujours accepté de s’abandonner dans les yeux clairs et pétillants de la jeune femme endormie, son corps pressé contre le sien. Un bonheur simple, vivant. Un esprit et un cœur qui palpitaient de concert avec les siens.
Derrière lui, désormais.
Son projet avait pris des années à se concrétiser. Les appareils n’avaient pas été simples à concevoir et à fabriquer. Des dizaines d’ingénieurs, répartis sur la planète, avaient œuvré pour donner vie à sa vérité.
Ses équations avaient été vérifiées, triturées et décortiquées dans tous les sens, pour être définitivement et invariablement confirmées. Les sporadiques détracteurs n’avaient jamais pu démolir sa vision. Celle-ci avait fait l’effet d’un tsunami auprès de la population lorsque ses travaux avaient été présentés au grand public. De génie pour la communauté savante, il était devenu une star pour les citoyens lambda. Il leur devait de mettre en œuvre sa théorie.
Sa course folle se poursuivait, sans bruit, au cœur de cette immensité, obscure et lumineuse tout à la fois. Il pensait sortir bientôt du superamas de galaxies de Laniakea.
Il se sentait si léger. Et si lourd de souvenirs.
Jeune chercheur spécialiste en relativité générale, l’impact de la masse sur l’espace-temps l’avait fasciné. Il avait senti quelque chose, à la frontière de sa pensée. Quelque chose qui faisait vibrer son esprit et battre son cœur. Il avait balayé d’un revers de la main les théories de gravité quantique à boucles ou même les fameux multivers tellement à la mode.
Tout cela ne correspondait pas à ce qu’il percevait derrière le voile de ses calculs. Un ingrédient fondamental, une constante universelle restée dans l’ombre et qui avait toujours été négligée.
La pensée. Les rêves. L’imaginaire.
Un pouvoir si puissant qu’aucun trou noir n’oserait s’y frotter. Une force si grande qu’elle tordait la réalité connue jusque là .
Il s’accrocha à cette idée, cette idée formidable, celle au cœur de ses équations. Cette idée qui tenait en elle tout l’univers.
Il dépassa enfin mc². Réduisit l’équation à une graine de mondes à inventer. Et se souvint. De tout.
Il se souvint du jour où il avait découvert pourquoi les équations cosmologiques actuelles étaient incomplètes. Elles reposaient sur des entités invisibles, comme la matière noire, pour expliquer des phénomènes observables.
Son postulat apportait une réponse évidente à la présence de ces inconnues dans les calculs. La force de l’esprit et de l’imagination permettait absolument toute élaboration de théories extraordinaires. Il proposa alors de créer un moyen de voyager grâce à l’imaginaire. La limite supposée de la lumière pouvait donc être dépassée. Et ouvrir sur une infinité de possibles.
Sa course ralentit. Il flottait, immobile, dans le vide sidéral. Ici, plus d’étoiles. Autre chose.
Devant lui, les fils de la création ondulaient sous d’invisibles vents cosmiques et se tenaient à sa portée. Il pouvait créer. Des mondes. Du temps.
Il laissa filer son esprit et conçut formes et couleurs, atomes et molécules, contes et poèmes. Des vies entières et des secondes de rêves. Des possibles. Un ballet de soleils pourpres, aux voiles turquoises et au parfum de menthe, s’épanouissait devant lui. Les courses lentes des astres chimériques l’hypnotisaient presque, tant elles répondaient à la moindre de ses sollicitations.
Aucune limite, celle-ci avait été dépassée.
Il avait réussi. Il se laissa alors tomber, se concentrant sur ses souvenirs et revint à son point de départ.
Avec une douleur extrême, se répercutant dans la moindre molécule de son corps, il se retrouva dans son fauteuil. Il n’osa ouvrir les yeux, encore brûlants de ce qu’il venait de voir et de vivre. Il sentait les électrodes sur sa tête, les capteurs sur son torse, les sangles qui le maintenaient sur le siège. Les sensations physiques revenaient, avec une nausée et une migraine latente.
Ses paupières se relevèrent enfin et il aperçut le visage de son épouse. L’inquiétude délaissa le visage de Michelle et laissa place à un sourire apaisé. L’infirmier vérifia ses constantes et le technicien le libéra de son harnais.
La grande antenne du radiotélescope d’Arecibo se devinait par la baie vitrée de son laboratoire. Aussi incroyable qu’avait été son voyage, c’était agréable de retrouver ses repères.
Il était épuisé, physiquement et psychiquement, par ce test. Il tendit la main, que sa femme saisit avec douceur :
— Comment te sens-tu ?
— Pas aussi mal que j’en ai l’air je pense. Fatigué, mais ça va.
Il se leva avec raideur et tituba jusqu’à son bureau, au coin opposé de la salle emplie d’appareils et de cadrans. Il retrouvait son environnement comme il le connaissait, et cela le rassura sur la réussite du test. Il n’y avait eu aucune incidence sur la réalité tangible. Il faudrait bien sûr étudier toutes les données récoltées, mais au fond de lui, il savait qu’il avait raison.
Dimitri De Cuyper avançait d’un pas vif sur la pelouse de l’institut. Dans ses mains, les analyses de son dernier voyage. Il était nerveux, il ne pouvait pas le nier.
Après le premier test, une vague de joie et d’espoir s’était répandue jusqu’au cœur du moindre foyer sur Terre. L’expérience avait été une réussite sur tous les points.
Si, de son point de vue, il lui avait semblé avoir voyagé durant plusieurs heures, il n’avait été inconscient qu’une dizaine de minutes pour les personnes autour de lui dans le laboratoire. Bien sûr, cela concordait avec ses calculs, mais le vivre était une autre histoire ! Les capteurs avaient établi avec précision que ses ondes cérébrales avaient radicalement changé de structure sur cette période. Des tracés que personne n’avait jamais vus et qu’on aurait pu penser crayonnés par un enfant de deux ans. L’appareil avait failli rendre l’âme en dessinant courbes et arabesques complexes en lieu et place des pics et des creux habituels.
Quelques semaines plus tard, l'analyse révéla l'inattendu : une consommation d'énergie dérisoire. La machine devenait accessible à grande échelle. Toucher du doigt un outil aussi accessible pour prodiguer du bonheur – ou a minima une parenthèse dans les méandres des difficultés du quotidien – rendit les dirigeants quasiment euphoriques. Ils s'engouffrèrent prestement dans des promesses de déploiement planétaire et dès que possible de ce qui était désormais nommé l’Inflexion De Cuyper ou IDC.
Cela faisait à présent plus de dix huit mois qu’il voyageait ainsi. D’autres nomades imaginaires l’avaient rejoint et avaient commencé leurs périples au-delà de la lumière. Des vingt-sept voyages suivants, il en avait réalisé dix neuf lui-même. Il était le premier, le plus expérimenté.
Son corps s’était progressivement habitué au retour, systématiquement brutal. C’était le point bloquant pour une exploitation courante de l’IDC : peu de personnes accepteraient de leur plein gré, malgré l’euphorie du voyage, de ressentir cette souffrance physique à leur retour. En ce qui le concernait, la douleur s’amoindrissait au fil des expéditions. Cependant, il n’avait pu nier qu’une certaine fatigue s’était installée. Andréas, l’infirmier qui l’accompagnait depuis le début, avait insisté pour vérifier plusieurs fois ses constantes après l’un de ses aller-retours. Plus tard, avec un nouvel appareil – le précédent étant victime régulièrement de courts-circuits – le soignant avait confirmé son inquiétude et notifié une perte de tonus musculaire et une pulsation cardiaque légèrement arythmique.
Son équipe travaillait donc prioritairement sur cette phase du protocole, visant à réduire les sensations désagréables et les potentiels impacts néfastes sur le corps. Deux équipes et trois voyageurs s’étaient lancés en parallèle, chaque groupe développant une approche spécifique, mais il restait le pionnier.
Toujours était-il que ce qu’il tenait aujourd’hui dans ses mains le préoccupait fortement.
Il se souvint de leur promenade, la veille au bord du lac.
Michelle avait glissé sa main dans la sienne, comme elle aimait le faire quand ils se baladaient. Leurs pas faisaient crisser l’épaisseur gelée du manteau blanc qui recouvrait le paysage. Ces moments de paix étaient de véritables trésors dans le tourbillon de leur vie depuis le premier voyage. Sa compagne avait dû quitter l’université et donner ses cours à distance. Là -bas, trop de curieux la suivaient ou l’interpelaient pour avoir des détails, lui serrer la main voire même déposer un CV. D’ici quelques temps, cela s’apaiserait, mais l’effervescence était encore trop forte pour l’instant. Dimitri lui-même avait dû modifier ses habitudes et ne se déplaçait plus en bus. L’institut lui avait octroyé voiture et chauffeur pour des trajets plus sereins, sans mouvements de foules incontrôlables.
Il regarda sa compagne s’avancer sur le ponton pour observer les cygnes à quelques mètres du rivage. Bien moins friand des observations de ces volatiles qu’elle, il la rejoignit pourtant et posa son bras sur ses épaules.
Michelle sursauta et s’éloigna précipitamment de lui avec un petit cri de surprise. Elle le regarda comme s’il l’avait frappée.
— Qu’est-ce que... C’était toi ?
— Bien sûr, qui veux-tu que ce soit ? Ça ne va pas ?
— Je... J’ai eu l’impression qu’un courant électrique m’avait traversée quand tu m’as touchée.
— Ah. Sans doute de l’électricité statique, entre le froid sec et nos parkas...
— Oui, tu as sans doute raison. Viens, rentrons, la nuit va tomber.
Dimitri la connaissait bien : elle n’avait pas tout dit. Jusqu’à leur domicile, elle resta à bonne distance de lui.
En équilibre sur le bord d’un siège dans le bureau du responsable du Département de cinétique quantique expérimentale, le DCQE, Dimitri patienta que celui-ci ait fini de parcourir les longues séries de données.
Son dernier voyage s’était parfaitement déroulé, et il avait expérimenté de nouvelles créations.
Il avait surfé entre les atomes, sculpté les molécules et créé la vie.
Il avait donné naissance à des créatures à la peau dorée, aux yeux de nacre, glissant sur les mers émeraudes d’une planète rose...
Il avait traversé le temps, vivant ou précédant l’histoire selon son envie, de la soupe primordiale aux planètes conquises par une humanité en quête de nouvelles Terres...
Il était fasciné de ce qu’il pouvait concevoir et réaliser au-delà de ce point limite. Des sensations aussi démesurées que l’espace qui l’enveloppait dans ces moments-là se rappelaient encore à lui, même à cet instant. C’était merveilleux et enivrant. Précieux et indispensable.
Cependant, les doutes qu’il nourrissait depuis quelques semaines semblaient se confirmer, ce qui l’inquiétait autant que ça le contrariait.
Dimitri était retourné à l’institut. Elle se retrouvait à nouveau seule dans cette petite maison qu’elle aimait tant. Que de souvenirs en ces lieux ! Ils y avaient rêvé si loin, et partagé tellement de rires, de souffrances, d’espoirs et d’amour...
Le coude sur la table, le menton dans la main, Michelle n’arrivait pas à se concentrer. Elle devait préparer un cours pour l’après-midi, mais son esprit était récalcitrant. Elle gardait les yeux enchaînés à la reproduction de « La nuit étoilée » de Van Gogh, symbole de leur passion commune pour l’espace et les mondes de l’imaginaire.
Elle énuméra chaque lambeau de souvenir qui pourrait l’aider à comprendre. La caresse glacée de la main de son amant au réveil, avant Noël. La maladresse grandissante de Dimitri dans ses gestes du quotidien. L’électrochoc lors de la balade – et cela n’avait pas été le premier... Et cette poisseuse perception, cette horrible sensation, parfois, qu’il était... translucide.
Elle était terrifiée, et ne savait pas quoi faire.
James Fitzgerald parcourut nerveusement les feuillets, les froissant, les lisant et relisant avec des yeux passablement inquiets. Bientôt, elles ne ressemblèrent plus à rien, ces pauvres pages de données, déformées par les grosses paluches du directeur du DCQE d’Arecibo.
— Il doit y avoir une erreur ? Un capteur défaillant ?
— Non, James. Le doc a déjà tout fait vérifier. Il a failli se mettre à dos toute l’équipe technique tellement il les a engueulés pour les pousser à trouver la faille. Ce... Les chiffres sont corrects.
Fitzgerald observa son ami d’un regard affligé. Il reporta une fois encore son attention sur les feuillets, avec l’espoir ridicule qu’entre-temps les résultats aient changé...
— Je... Je ne sais pas quoi dire, Dim. Et tu ne ressens rien ? Tu n’avais rien remarqué ?
Le voyageur évita le regard scrutateur de James et secoua la tête :
— Non, pas vraiment. De la fatigue, surtout. Et peut-être un manque de coordination, parfois. Pas grand chose, mais depuis deux ou trois semaines je commençais à me poser des questions. Je crois que Michelle a des soupçons aussi, elle doit se rendre compte que quelque chose cloche.
— Quelque chose ? Bon sang, ta masse a baissé de plus de 5% ces trois derniers mois ! Tes électrolytes dansent la java et tes muscles s’atrophient. Ce n’est pas juste « quelque chose » ! Tu dois stopper, le temps de trouver un traitement.
— Ne sois pas ridicule ! Tu sais très bien qu’il n’y aura pas de marche arrière.
— Mais comment, pourquoi ? Ce n’était pas prévu, ça !
— Non. Mais quand tu y penses, finalement, c’est pas déconnant. Mon cerveau a connu une expansion synaptique jamais vue, et il faut bien trouver l’énergie de faire fonctionner l’esprit. Masse contre énergie, énergie contre imaginaire, échange équivalent.
— Qu’est-ce que tu vas faire, alors ? Dim, c’est trop dangereux. Je ne peux pas valider la poursuite de l’expérimentation. Merde. Je dois même en faire part plus haut. Il faut prévenir le gouvernement des risques. C’est plus du tout possible de déployer l’Inflexion auprès de la population !
Dimitri se leva et fit les cent pas dans le vaste bureau, passant nerveusement sa main dans les cheveux. Il avait déjà tourné ça dans sa tête dans tous les sens. Des nuits entières, aux côtés de Michelle, mais seul dans ses spéculations. Il en était arrivé à la conclusion qu’ils avaient été imprudents, certes, mais aussi que, sans ces tests, il aurait été impensable de comprendre que le type d’énergie était central. Il avait aussi réalisé qu’il ne pourrait pas arrêter. Il avait besoin de résoudre ce problème. C’était viscéralement vital.
— Toutes mes équations sont correctes. C’est juste que notre équipement n’est pas encore suffisamment abouti pour gérer la constante et l’exploiter sans danger. Ce qu’on n’avait pas envisagé, c’est que l’énergie insufflée par nos instruments pendant les voyages n’est pas la bonne. La priorité, donc, ça va être d’améliorer les appareils pour qu’ils alimentent cette multiplication neuronale. James, je ne peux pas arrêter maintenant. Je veux continuer.
— Cinglé. Tu es fou. Je ne t’autoriserai pas à risquer ta vie. Et tu as pensé à Michelle ?
Michelle serrait le volant dans ses mains, et conduisait presque dans un état second. Elle refit le fil de sa vie. Malgré ses efforts, elle n’arrivait pas à s’extraire de tous ces moments depuis sa rencontre avec Dimitri.
Tous les deux étudiants en physique, ils avaient rapidement travaillé ensemble sur plusieurs équations fondamentales et les avaient extrapolées. Leurs façons de voir les choses avaient toujours été complémentaires, les idées de l’une enrichissant les théories de l’autre. Leur complicité et leur amour s’étaient construits lors de séances de cinéma autant que lors d’interminables séquences de calculs. Dimitri lui apportait un regard sur la vie et le monde qui était devenu aussi important pour elle que l’air qu’elle respirait. Elle avait toujours compris sa passion et l’avait soutenu et encouragé à chaque instant. Main dans la main, ils avaient construit tout cela ensemble.
Aujourd’hui, sur le trajet vers l’institut, elle réalisa qu’elle ne comprenait pas son obsession actuelle. Il y avait quelque chose de nouveau dans tout ça. Elle était perturbée et cela l’effrayait.
Une fois garée, elle se précipita dans le bâtiment, en direction du bureau de James. Elle espérait qu’il pourrait répondre à certaines questions.
Dimitri claqua violemment la porte de son laboratoire derrière lui. James ne comprenait rien ! Il voulait tout stopper ! Et tout ça alors qu’il était à ça ! A deux doigts ! A deux doigts de finaliser la mise en pratique des calculs de toute une vie ! James ne pouvait pas comprendre l’effet que ça faisait, de se retrouver là -bas. De sentir sa pensée créer à l’infini, sans contrainte, et avoir sa propre vérité.
S’approchant de la fenêtre, il aperçut leur voiture garée à sa place sur le parking. Il en fut abasourdi. Pas elle. Elle ne pouvait pas le trahir...
Il ressortit en trombe dans le couloir et se dirigea, furieux, vers les bureaux. Il retrouva Michelle, comme prévu, dans l’antre de Fitzgerald. Elle s’approcha de son époux, mais celui-ci la repoussa.
— Pourquoi es-tu là  ?
— Dim ! Je m’inquiète pour toi. Tu n’es plus toi-même. Tu ne me parles plus de ton travail et tu...
— Je quoi ?
Fitzgerald intervint :
— Donc tu ne lui as vraiment rien dis hein ! Rien du tout ! Ah bravo, quel génie !
Piqué au vif, Dimitri rétorqua :
— Vous ne pouvez pas comprendre. Vous n’avez pas le droit de tout arrêter, pas maintenant. Vous ne pouvez plus m’arrêter !
— Dim, regarde-moi, fit Michelle d’une voix si douce qu’elle aurait apaisé le Vésuve au plus fort de son éruption. Toute l’affection qu’elle portait à son compagnon était concentrée dans ces quelques mots. Tout son être était dirigé vers son âme sœur, cherchant à l’atteindre au-delà de sa folie.
Quand elle eut capté le regard de son mari, sans le quitter des yeux, elle s’adressa à James :
— Dis-moi, James. Explique-moi ce qui se passe.
Le directeur du département lui fournit les pièces manquantes dans ce puzzle qu’elle essayait d’interpréter. Il lui tendit les feuillets froissés :
— L’énergie nécessaire à ces voyages est puisée dans les cellules de Dimitri. Il a dépassé un cap, où son corps ne suit plus et son cerveau est littéralement en train de le cataboliser. A tel point qu’il déborde parfois d’impulsions électriques et affole les capteurs.
Michelle réprima un frisson et saisit les pages, sans même les regarder. Elle avait compris en un instant quelles étaient les conséquences de ces quelques mots. Elle revit tous ces petits incidents des dernières semaines sous un angle nouveau et comprit qu’elle le perdait.
Des larmes se forcèrent un chemin jusque dans ses yeux, mais elle les ignora. Elle fixait toujours son mari. L’énervement de celui-ci s’était éteint et il la regardait dorénavant avec un désespoir à faire pleurer les pierres.
— Dim.
— Oui. Oui, je suis là .
Elle s’approcha encore et lui prit les mains, ne le quittant pas des yeux. Elle ne voulait pas perdre ce lien.
— Dim, pourquoi tu ne m’as rien dit ?
Les mots qui suivirent avec une voix rauque arrachèrent un sanglot à Dimitri :
— Michelle... je... je suis... Ah. Je suis perdu. Je ne voulais pas... Je ne voulais pas te faire peur.
James s’immisça habilement dans la conversation :
— Laisse-nous chercher le moyen de t’aider. Donne-nous un peu de temps.
Serrant les mains de Michelle, Dimitri répondit avec lassitude et gravité :
— Non. Il est trop tard. Le phénomène ne pourra qu’être ralenti, pas stoppé. Et tu le sais très bien, tu n’es pas un noob en ce qui concerne les échanges énergétiques.
Il revint plonger ses yeux dans les yeux clairs de celle qui s’était toujours trouvé à ses côtés, lui prodiguant une force telle qu’il avait renversé toutes les frontières :
— Michelle... Je n’avais pas prévu ça. Je n’ai jamais souhaité te faire souffrir : ça me démolit plus certainement que ces voyages. Je t’aime et tu le sais. Mais je ne peux pas arrêter. Aller là -bas... C’est comme si je n’avais vécu que pour ça, toute ma vie. J’aimerais te faire voir comment c’est, ce qu’on ressent. Tu comprendrais, j’en suis persuadé.
Cette fois, les larmes coulèrent. Elle savait ce qu’elle devait faire. C’était clair comme de l’eau de roche, d’une évidence aussi brillante qu’une supernova dans l’obscurité. Michelle s’approcha encore et se blottit contre lui. Puis elle prit son visage dans les mains et l’embrassa :
— Alors... Montre-moi. Emmène-moi. Ne me laisse pas seule ici.
Un silence de plomb s’abattit sur le bureau, avant qu’un coup de tonnerre éclate :
— Mais vous êtes complètement frappés, tous les deux ! Barjots ! Bons à enfermer ! Et vous croyez quand même pas que je vais rester là à vous écouter déblatérer ces inepties !
James était entré dans une fureur impressionnante et n’arrivait presque plus à s’arrêter de crier.
— Il est hors de question que je laisse deux scientifiques de génie, deux amis, se suicider !
Enlacés, désormais sereins et à nouveau réunis, les deux époux observèrent l’imposant directeur passer par toutes les couleurs de la colère. Il vociféra ainsi encore quelques minutes, avant de s’apaiser légèrement.
— Et vous restez là , comme des statues ! Mais sérieux, dites quelque chose !
Michelle fit un discret sourire à Dimitri, toujours serré contre elle, avant de regarder James :
— Viens, on va t’expliquer.
La sérénité des deux amants ébranla James, encore essoufflé à la suite de sa colère. Dimitri fut le premier à prendre place sur le canapé, titubant avant de s’asseoir et rappelant à tous quels étaient les enjeux de cette discussion. Sa femme vint s’asseoir à ses côtés, et James s’installa en face d’eux. Il s’essuya le front d’un large tissu blanc, qu’il enfonça ensuite maladroitement dans la poche de son veston en secouant sa large tête.
— J’en reviens pas que j’accepte de vous écouter. C’est de la folie. C’est...
— C’est logique.
C’était Michelle qui venait de parler. Il aurait attendu cette défense-là de Dimitri. Il se rendit réellement compte à ce moment précis à quel point ils pensaient de la même façon. Comme si un seul et même cerveau habitait deux êtres. Ah, ils s’étaient vraiment trouvés, ces deux-là  !
Dimitri poursuivit, clair et direct comme à l’accoutumée :
— Tu connais ma théorie. L’IDC, même avec ses défauts, est la preuve de l’existence de cette constante universelle. Elle démontre que la masse peut être dépassée par l’imagination : ce n’est pas une limite, mais une variable. Lorsqu’on voyage, ce n’est finalement qu’un autre état de la matière. Ce n’est pas parce que c’est inédit pour l’humanité que c’est forcément mauvais.
— Regarde l’histoire. La découverte de l’état gazeux de l’eau a révolutionné l’industrie. Le progrès n’est parfois qu’une compréhension nouvelle de ce qui nous entoure.
— Non non non. Il ne s’agit pas ici de remplacer les chevaux par des machines à vapeur. Vous parlez de suicide et...
Sa voix se cassa, incapable de poursuivre.
Michelle reprit :
— On parle, consciemment, scientifiquement, d’expérimenter les frontières de la matière pour un être humain. Dim a subi tout ça, c’est vrai. Mais ses calculs sont corrects et l’ont toujours été. Je le vois dans ses yeux : il sait ce qu’il fait.
— Tu veux dire qu’il est accro, oui !
Dimitri eut un mouvement de recul, la remarque l’avait touché exactement là où ça faisait mal. Il le savait. Plus ou moins. Il abdiqua :
— Oui. Au début, c’était une quête à mener à son terme. Mes calculs, ma théorie. Puis mon esprit, libéré de toute entrave, réclamait d’y retourner sans cesse. J’ai résisté et espacé les voyages. C’était trop tard. J’avoue que lorsque j’ai compris que mon corps s’épuisait, je n’ai plus lutté.
James ne lâcha pas :
— Et toi, tu acceptes ? Ton mari s’enfonce dans une folie qui le conduit à l’annihilation et tu l’encourages ?
Michelle tendit la main vers Dimitri et la posa sur sa jambe : ce contact la rassura. Elle chercha ses mots, ce qu’elle ressentait se bousculait en elle. Non que ce n’était pas clair, mais c’était redoutable, puissant, et compliqué à exprimer. Au bout de ce qui sembla à James une éternité, elle déclara :
— Non. Parce qu’il ne s’agit pas d’annihilation. Écoute. Je comprends ton point de vue. Tout ça, c’est extrême, tu pourrais même me dire que c’est de la mauvaise SF. On n’est pas prêts. On n’est pas préparé à un changement aussi fondamental. L’humanité n’est pas prête.
Elle resserra sa main sur la jambe de Dimitri, déglutit et continua :
— Mais regarde-nous. Que veux-tu qu’on fasse d’autre ? La physique, c’est toute notre vie. Dimitri est toute ma vie. Laisse-nous aller au bout de sa théorie. Laisse-nous aller au-delà de l’imagination même. Nous sommes des scientifiques, il nous faut comprendre et expérimenter. Et si sur ce chemin-là , on change, quelle importance ?
James était sans voix.
Il se leva. Fit le tour de son bureau. Saisit son menton dans sa main et les regarda, accolés l’un à l’autre sur le canapé. Tapa du poing sur son bureau. En fit encore trois fois le tour. Se frotta le front. Et soupira un nombre incalculable de fois.
Il connaissait Dimitri depuis que celui-ci avait assisté à son cours et l’avait bombardé de questions. Il l’avait vu s’accrocher à une idée démente. C’était lui qui avait convaincu le conseil d’administration d’embaucher ce théoricien de l’extrême et soutenu la publication de ses travaux, car il était particulièrement brillant. Puis Michelle était arrivée dans sa vie, et l’idée était devenue encore plus démente. Mais progressivement vérifiable et exacte. Réelle.
S’il y réfléchissait bien, il était en partie responsable de tout ça. Mais de là à accepter que ses amis... Quoi ? Disparaissent dans les limbes intersidéraux ?
Il secoua encore la tête... Au fond de lui, il était comme eux... Curieux. De cette curiosité qui avait fait avancer l’humanité depuis les cavernes et qui l’entraînerait, pour le meilleur et le pire, vers sa destinée.
Après une dernière révolution elliptique autour de son bureau, il se campa devant eux :
— OK. Je dois être aussi fou que vous, mais... OK.
La lueur de gratitude et d’espoir dans leurs yeux valait bien toute la peine qu’il ressentait de la décision qu’il venait de prendre.
Il ajouta néanmoins :
— Par contre, il va falloir trouver un moyen d’expliquer à l’équipe, au conseil d’administration et... ben au monde entier. Il faudra arrêter l’exploitation de l’Inflexion tant qu’on ne l’a pas stabilisée. Je ne pourrais pas vivre avec l’idée que d’autres personnes se désintègrent comme ça. Ah, aussi. Ça, c’est la condition que je pose : débrouillez-vous pour que je ne me retrouve pas en prison.
Les mois passèrent et la neige revint peindre le paysage de sa blancheur immaculée. Le lac était gelé, les cygnes vaquaient toujours à leurs occupations. Un couple, fragile et voûté, avançait lentement le long des berges. L’homme s’aidait d’une canne et semblait par moments soutenu par sa compagne aux cheveux aussi blancs que la neige.
Michelle avait rapidement été intégrée au programme et commencé les voyages. Ils avaient été honnêtes avec leur équipe. La majorité des techniciens, ingénieurs et soignants connaissaient Dimitri de longue date et avaient décidé de lui faire confiance. Seules deux personnes quittèrent le programme, incapables de gérer les conséquences à venir.
Malgré son discours, c’était James qui avait œuvré le plus pour trouver un motif viable à l’abandon prochain de l’IDC. Avec Dimitri, ils avaient imaginé – c’est bien le mot – un scénario laissant supposer que la faible dépense énergétique, toujours inexpliquée, devenait préoccupante et présentait en conséquence un risque d’implosion des instruments. James avait alors proposé de mettre en pause les expérimentations, le temps de résoudre ce problème. Les politiques, frileux de prendre un risque trop grand, avaient accepté sans discuter.
James espérait que l’Inflexion De Cuyper tombe dans l’oubli auprès du grand public, comme tant d’autres projets avortés dans la longue histoire des sciences.
Michelle avait déjà réalisé seize voyages. Elle ne réagissait pas tout à fait comme son époux. Ses cheveux avaient blanchi dès sa deuxième excursion et ses synapses s’étaient multipliées bien plus rapidement. Dimitri avait cessé tout voyage après que James ait accepté de les aider. La dégradation de son corps s’était réduite de façon conséquente, mais elle continuait et il était très affaibli.
Officiellement, le labo IDC d’Arecibo était à l’arrêt.
Mais en son cœur, un dernier voyage se préparait. Deux fauteuils, face à face, patientaient.
Dimitri accompagna Michelle jusqu’à son siège. Elle lui sourit, l’embrassa du bout des lèvres et s’installa. Les mots n’avaient plus d’importance.
Quand Dimitri fut prêt, les deux scientifiques remercièrent James et l’équipe d’un signe de la tête. Personne n’osa rompre ce silence, et cela bien au-delà de l’effacement physique du couple qui était allé au bout de sa théorie.
Aucun son ne dénonçait l’excursion du duo de lumière. Passagers clandestins dans cette partie de l’espace, ils se contentaient de filer à une vitesse bien au-delà . Oui, au-delà de mc².
Explorer. Dépasser. Imaginer.
Auréolés de leurs souvenirs, l’imagination était leur seule limite. L’infini leur tendait les bras.
Dans son bureau, James Fitzgerald faisait tourner lentement son verre de whisky.
Il sourit en levant son verre à « La nuit étoilée » et à ses deux amis. Deux esprits libres, enlacés, qu’aucune loi ne pourra plus jamais retenir ou séparer.

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