L’homme, assis dans son fauteuil, contemplait le tableau qu’il venait d’accrocher. Achetée quelques heures auparavant dans une boutique, l’œuvre occupait maintenant un pan de mur qui, sans ce cadre, affichait des airs désolés. Et l’homme se félicitait de son achat. Il décida, en se levant, qu’une telle acquisition méritait un verre de vin et un petit plat mitonné. Il se dirigea vers ses fourneaux, où nous le laisserons mitonner le temps d’une ellipse.
La soirée touchait à sa fin, et l’homme achevait de ranger la cuisine. Il se dit tout à coup que les voisins parlaient bien fort. Il suspendit son geste pour mieux écouter, et comprit qu'ils se disputaient. Et de toute évidence, ça chauffait. Il sourit. Mais alors, il songea qu’en réalité, il ne se connaissait pas de voisins susceptibles de s’engueuler. Si, le couple juste à côté, mais ils étaient en vacances, ce qui les mettait hors de cause. Les autres ? Une dame seule, un vieux célibataire endurci. Personne en haut. Le tour fait, il se demanda d’où pouvaient venir ces cris.
Poussé par la curiosité, il ouvrit la fenêtre, mais celle-ci ne lui envoya que les bruits normaux d’une fin de soirée calme. D’où provenaient ces éclats de voix ? Il haussa les épaules. Il allait reprendre sa lecture lorsqu’il constata que les exclamations avaient gagné en intensité. Il posa son livre, et ouvrit une autre fenêtre. Mais celle-ci ne se montra pas plus bavarde que la première. L’affaire intriguait l’homme. Et, pour tout dire, la querelle commençait tout doucement à l’énerver. Ces deux-là ne pouvaient-ils pas baisser d’un ton ?
L’homme tenta de se plonger dans son roman, mais impossible de se concentrer. Bon, il en était quitte pour aller au lit. Mais allait-il pouvoir s’endormir ? Doute, doute… Il se dirigea vers sa chambre, et cela l’amena à passer devant son nouveau tableau. Il s’arrêta, comme happé de nouveau par la tonalité orange qui dominait et qui avait attiré son regard la première fois. Alors, son visage changea. Une stupeur altéra ses traits. Puis, l’incrédulité. Puis, la confirmation. Il s’éloigna. Il revint à sa position. Il tourna la tête, approcha son oreille. Et là , plus de doute : la dispute venait de la toile !
Refusant d’y croire, l’homme cherchait encore une autre origine, normale, celle-là , mais rien n’y faisait. En un réflexe idiot, il décrocha le tableau pour examiner l’arrière. Cette face-là n’avait rien à lui dire. Non, décidément, ça se passait devant, et ça bardait !
Mais au fond, qu’était-ce, devant ? La peinture représentait deux amants en train de s’enguirlander, et portait d’ailleurs le titre opportun de “La Dispute”. Sujet pas très folichon, on en conviendra. Mais le coup de pinceau de l'artiste avait séduit l’homme, un peu peintre, lui aussi. Et maintenant, il se retrouvait avec un couple déchiré sur les bras ! Soudain, il regretta son achat, et fut même tenté de le rendre à la boutique. Cependant, à cette heure, elle était fermée, évidemment. Et puis, on le prendrait pour un fou. Alors, que faire ? L’emballer dans un tissu grossier et attendre le lendemain pour le confier à une poubelle ? Non, quel gâchis ! En plus, il aimait cette toile. Néanmoins, il fallait que ces cris cessent, car désormais, il n’entendait plus qu’eux.
Il posa l’œuvre contre un meuble, et se mit à faire les cent pas. Toujours, il revenait au sujet, ce couple en pleine crise, et cela le désolait. Il prenait le tableau en main, le regardait, le déposait, s’éloignait, puis recommençait. Et ce manège se répétait. Jusqu’au moment où vint une idée différente, qui se traduisit par un élan.
L’homme, en quelques foulées rapides, empoignait le tableau et l’emportait. Il venait de comprendre que l’origine de la dispute, comme souvent entre amants, avait pour nom “jalousie”. Bien sûr ! Cela sautait aux yeux. Tous les éléments, maintenant, se disposaient avec clarté, le puzzle s’achevait. Et l’homme marchait vers son atelier d’une allure résolue. Impossible de vous dire ce qu’il s'y produit, car il ferma la porte aux regards indiscrets. Mais il s’affaira, c’est sûr. On l’entendait remuer, déplacer, préparer. Puis, le silence. L’œuvre en gestation. Le mystère de la création. Combien de temps fut-il occupé ? Nous avons perdu le compte, mais… attendez, le voilà !
Il ouvrit la porte alors que la nuit était déjà bien avancée. Son regard ? Triomphant ! Son sourire ? Épanoui ! Il tenait le tableau à bout de bras, le contemplait avec bonheur. Et sans cesse, il rapprochait la toile de son oreille. Plus un bruit. Un silence bienheureux. Victoire sur la mauvaise humeur ! L’homme traversa le couloir et revint sur ce pan de mur qui avait bien besoin d’un peu de compagnie. Il accrocha le cadre et, tout en s’éloignant pour une contemplation, il relut le nouveau titre : “L’Harmonie”. Oui, il avait bien réussi son coup. Les sujets, maintenant, riaient. Ce qui avait provoqué la dispute, il l’avait transformé pour en faire un objet d’entente joyeuse. Quel soulagement ! Il pouvait être fier de son résultat, et se félicitait doublement de cet achat.
Jusqu’au moment où des rires commencèrent à franchir les limites de son audition. Des rires joyeux, certes, mais de plus en plus forts. Les voisins ? Non. Non. Trois fois, non. L’homme regarda son tableau, soupira, et se demanda s’il n’avait pas forcé le trait…

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