— J’y vais, M’man !

Jeanne rejoignit son fils dans l’entrée aussi vite que son fauteuil roulant le lui permettait. Nathaniel dansait d’une jambe sur l’autre et grimaçait par intermittence. Si le cœur de Jeanne chavirait face à sa peine, elle n’en laissa rien paraître. Du moins, l’espérait-elle. Nathaniel avait le don de déceler, d’un regard, la moindre fluctuation de ses émotions. Sans doute le voyait-il dans la prunelle de ses yeux. Ou à l’occasion d’un froncement de sourcils ou d’une ride davantage marquée sur son front. Il détestait qu’elle s’inquiète pour sa petite personne… mais, depuis vingt ans, elle le portait seule à bout de bras.

— Reyson vient te chercher ? demanda-t-elle avec espoir.

L’aubaine d’avoir un meilleur ami avec le permis. De quoi se rendre plus vite au rendez-vous chez le médecin. Il le suivrait sûrement en salle d’attente. Peut-être même dans le cabinet. Il ne lui mentirait pas. Il lui révèlerait tout sur l’état de Nathaniel. Ce dernier, en revanche… Il minimiserait le diagnostic. Rentrer, dire que tout allait bien… pour lui avouer toute son agonie trois jours après. Toujours dans l’optique de ne pas amener trop de soucis à sa mère. Quelle idée !

— Non, j’y vais en métro, répondit-il en nouant ses longs cheveux raides et noirs en une queue de cheval.

Quelques mèches rebelles retombèrent de chaque côté de son visage. Jeanne se renfrogna, elle aurait voulu que son fils soit accompagné. Ou qu’elle puisse l’emmener. Nathaniel avait refusé. Par pudeur. Par peur du verdict. Il préférait gérer seul. Elle respectait son choix, sans pouvoir toutefois cacher sa déception.

— Ça va aller, la rassura-t-il, promis juré !

Il lui lança son sourire le plus aguicheur, en coin avec sa fossette qui remontait. Son arme fatale pour que Jeanne lui cède tout. Les iris verts de son garçon pétillaient, mais ses cernes ne la trompaient pas : il dormait peu. Il souffrait beaucoup. Il avait toujours eu tendance à se murer dans le silence pour réfléchir aux situations qui le dépassaient, qui le blessaient, ou juste qui le taraudaient. Ce trait de caractère s’était accentué ces derniers jours. Cette… maladie le gangrènait. Physiquement et mentalement.

Nathaniel se pencha pour l’embrasser, quand il se redressa tout à coup, une main au creux du dos, les traits tirés par une nouvelle grimace.

— Désolé, geignit-il, pas possible.

Il soupira quand le courant électrique qui le traversait s’estompa enfin. Comme Jeanne aurait voulu savoir se lever ! Hélas, toute la partie inférieure de son corps refusait tout mouvement depuis l’accouchement. Un problème avec la péridurale, lui avait-on dit. Elle n’en savait rien. Elle n’avait pas compris. Elle doutait que les médecins aient été sûrs de leur explication. Pour toute solution, elle embrassa sa main et la tendit vers son fils encore assez vaillant pour arquer le dos légèrement et appuyer la paume contre sa joue. Qu’il était beau, son grand garçon ! Il ressemblait à son père. Jeanne regretta sa disparition. Une obligation. Pour les protéger tous les deux, elle et le petit, d’après ses dires.

— Ne sois pas en retard, murmura-t-elle.

Nathaniel attrapa sa besace sur la commode de l’entrée, la gratifia d’un signe de main et passa la porte d’un pas décidé.

Le silence emplit l’appartement. De quoi raviver les angoisses de Jeanne. Elle fit demi-tour, dépassa le salon et la salle à manger endormis, puis retourna dans la seule pièce où régnait un sentiment de sécurité : sa chambre.

La solitude ne l’atteignait pas, en ce lieu. Ses statuettes d’anges priaient pour elle, veillaient pour elle. Jeanne se convainquait que leur présence avait permis à Nathaniel de rester hors de danger toutes ces années. Heureusement, d’ailleurs. Avec sa paralysie des membres inférieurs, Jeanne s’estimait dans l’incapacité pure et simple de lui venir en aide, si jamais on lui voulait du mal. Une vulnérabilité qui lui rongeait l’âme.

Elle s’arrêta devant la fenêtre, d’où elle pouvait voir, au loin, le logement où elle vivait le soir où elle avait rencontré le père de Nathaniel. Elle s’était résolue à rester proche de là. Au cas où il reviendrait. La tenture représentant un Ange en prière, dans son dos, se refléta sur la vitre. Jeanne guettait chaque jour, depuis vingt ans, le retour de l’être aimé. Le dédale des rues se dessinait sous elle. Vivre au vingtième étage était risqué : elle serait confinée chez elle, si l’ascenseur tombait en panne… mais la perspective de revoir, ne serait-ce qu’un instant, celui qu’elle avait aimé de tout son cœur, avait fait taire sa raison. Elle n’était pas seule, après tout. Nathaniel logeait encore avec elle. Jeanne se soucierait d’un lieu de vie plus approprié lorsqu’il quitterait le foyer. Elle avait encore un peu de temps. Il reviendrait. Elle en était sûre.