Allongée parmi les Ronçars et les Griffues, mon esprit se tourmente sur la même question qui me hante depuis que j’ai l’âge de comprendre mon monde : pourquoi n’ai-je pas rejoint l’ordre des Protecteurs comme mon père ?
Cet homme, un Ronçar, qui a sacrifié sa vie, comme tant d’autres durant la Grande Tempête, que pense-t-il du Destin que m’a imposé la Sève-Mère ? Serait-il fier de moi ? Ma mère ne cesse de me répéter qu’il le serait, mais je sais qu’elle-même a peur pour moi. La lueur qui brille dans son regard lorsque nous parlons a fini par m’en convaincre.
Elle souhaite mon bonheur ardemment, mais, si elle pouvait changer mon Éclosion, elle le ferait sans hésiter. Je l’ai assez entendue supplier le ciel dans sa chambre durant des nuits pour ne plus en douter.
Hériter de la Penséa Tempesta a remué beaucoup de choses au sein de notre communauté. Une fleur effrayante et rare, je m’étonne à peine que les Gardiens s’en soient tout de suite méfiés et m’aient gardé à l’œil jusqu’à présent.
Par chance, Dame Elhya et Lord Aerion ont été deux Gardiens bienveillants envers moi, ne me faisant jamais sentir ma différence. Ni même Camélia et Lysandre, mes deux meilleurs amis. Je dois dire que, sans eux, je n’aurais pas eu une vie aussi simple à Séviah.
–Trouvé !
Je ne sursaute pas à l’approche de Lysandre. Je me redresse sur mes coudes et lance :
– Je ne me cachais pas…
– Vraiment ? Tu sais que ta mère est dans tous ses états ?
– Elle s’en fait toujours trop, soupiré-je.
– Elle t’aime.
– Je le sais. Moi aussi je l’aime, mais j’ai bientôt vingt-huit ans et j’ai besoin de respirer.
Le rire de Lysandre brise le silence de la nuit, alors que je me laisse tomber parmi les plantes épineuses.
– Il te manque, pas vrai ?
– Un peu…
– Flora… Tu regrettes quelque chose que tu n’as jamais possédé, il va être temps que tu tournes la page…
– Facile à dire pour un Lierre Captivant, grogné-je.
– Ta fleur est magnifique, elle est unique, ne la dénigre pas de cette façon.
– Je ne la dénigre pas, c’est… rien oublie.
Je me lève, frotte mes vêtements pour en retirer la terre sèche et prends une profonde inspiration.
– Flora, parle-moi. Tu sais que tu peux avoir confiance, pas vrai ?
Lysandre. Comment décrire celui qui a été le premier à venir me rencontrer dans la serre peu après la cérémonie de l’Éclosion ? Du haut de ses six ans, il avait envoyé balader tous ceux qui ne voulaient pas nous voir ensemble, ces parents adoptifs y compris. Celui qui m’a tendu la main dans mes moments les plus sombres. Celui toujours présent, plus de vingt ans après… J’ignore ce que serait devenue ma vie s’il n’avait pas agi de la sorte.
Mais je suis également consciente qu’à présent, ses sentiments amicaux ont évolué vers quelque chose de plus. La protection qu’il m’offre illumine chacun de ses regards, seul un aveugle ne peut pas le voir. Camélia m’a demandé de ne pas le confronter, de le laisser me le dire lui-même. Mais je sens sa fébrilité. À chaque fois que je rejoins Romain, un plan cul sans intérêt, il se renferme un peu plus. Je m’en veux de lui infliger cette peine, mais je m’en voudrais davantage si je perdais notre amitié.
– J’ai confiance, ne t’en fais pas. Tu as raison et je le sais. Mais c’est dur pour moi de l’admettre, c’est tout.
– Et je suis là pour te soutenir.
Il s’approche et m’enlace tendrement. Son parfum mentholé me rassure bien qu’une pointe de tristesse se loge dans mon cœur.
– Pathétique.
Je ferme les yeux en entendant cette voix.
– Dégage de là , l’erreur, râle Lysandre.
– La plus grosse erreur, tu la tiens fermement entre tes bras.
Je me détache de mon ami pour faire face à Phelyx.
• Qu’est-ce que tu fiches ici ?
• Je viens arracher les racines des plantes comme toi.
• T’es vraiment qu’un Parasite, tu le sais ça ?
• C’est mieux que d’être une Sangsue…
Le sang me monte à la tête. J’approche d’un pas, les poings serrés, prêts à me battre contre lui comme trop souvent. Ma mère m’en voudra certainement de revenir avec des bleus, surtout ce soir, mais elle ne dira rien.
– Tu veux me redire ça ?
– Si tu le désires : Sangsue.
Phelyx me toise, son regard azur glacé d’une sincérité terrifiante. C’est le dégout, pur et simple, qui parle à travers sa haine. Je serre la mâchoire et lève mon poing pour l’abattre sur sa joue.
– Tu as fini, Cœur d’Ébène ? interrompt Lysandre, s’avançant de quelques pas en protection. L’heure de l’Unification approche. Tu ferais mieux de t’assurer que ta fleur rigide te trouve quelqu’un, enfin je doute que quelqu’un veuille s’unir à toi…
Phelyx sourit, un sourire de requin.
– J’ai déjà ma place, Lierre. Et j’ai le pressentiment que je serai très bien situé pour observer ta Sangsue pleurer son destin.
Il tourne les talons et s’éloigne dans l’ombre des Ronciers, laissant derrière lui une trainée de colère amère.
Je tremble, le poing encore à moitié levé. La rage s’est éteinte, remplacée par la nausée.
– Quelle… Quel crétin, soufflé-je.
Lysandre revient vers moi, son expression d’indignation se transformant instantanément en douceur. Il prend ma main, son pouce caressant ma paume où ma Penséa Tempesta est gravée.
– Ne l’écoute pas. C’est un homme brisé par sa propre fleur, il a besoin de projeter sa misère. Les Cœurs d’Ébène sont ainsi.
Il me lâche la main et me tapote l’épaule.
– Allez. Nous sommes les derniers. Ta mère est en panique, et tu dois encore te préparer.
Lysandre s’illumine.
– Et n’oublie pas : même si tu n’es pas une Griffue, tu es une fleur unique. Moi, je serai là . Je n’ai pas l’intention de laisser le Destin nous séparer ce soir.
Sa déclaration, pleine de sous-entendus, me réchauffe malgré la froideur de la nuit et les mots de Phelyx. Il m’offre son bras.
– Allons-y. Il est temps de mettre fin à cette attente de vingt-huit ans.
Nous quittons l’ombre des Ronciers pour la lumière vive qui émane de l’Autel de la Révélation. Je vois la foule anxieuse se presser au-devant de la serre, leurs murmures étouffés par la grandeur des lieux. Lysandre me laisse à l’entrée, un baisé sur la joue alors que ma mère s’approche avec ma tenue.
– Par les Saints de Glace, Flora ! Tu es encore en retard ! Va vite te changer !
J’attrape ma tenue et me dirige vers les toilettes à l’arrière du bâtiment. Le brouhaha des lieux remplace rapidement la tranquillité de la nuit. Je regrette que cet instant n’ait pas duré plus longtemps.
Après avoir revêtu ma robe violine, la couleur de ma fleur, je quitte l’endroit pour rejoindre tout le monde en passant par un raccourci. Cependant, des voix attirent mon attention et me détournent de mon objectif. Discrètement, j’aperçois Dame Elhya et Lord Aerion en pleine conversation.
– Et si elle n’a pas de lien ?
– Alors nous n’aurons aucun souci à nous faire.
– Comment pouvez-vous dire cela alors que le jardin se meurt ?
– Je préfère cela à une ruine totale.
– Mais vous avez presque élevé cette enfant comme votre fille !
– J’ai fait ce que mon devoir de Gardien m’obligeait à faire. J’aime Flora, mais je dois à tout prix protéger ce lieu, sans quoi, nous sommes tous condamnés.
Mon cœur rate un battement. Je serre les dents, essayant de ne pas faire un bruit, mes pieds ancrés au sol froid. Leurs paroles résonnent comme une trahison, mais aussi comme la confirmation de mes pires craintes. Ils préfèrent que la puissante Penséa Tempesta ne s’unisse à personne, même si cela affaiblit Séviah.
Je recule et m’éloigne en silence, la tête perdue dans mes pensées. Le masque de bienveillance de Lord Aerion et l’angoisse de ma protectrice se fissurent enfin. Je savais que j’étais une menace, mais je n’imaginais pas qu’ils espéraient secrètement mon échec.
Le couloir débouche sur le vaste espace de la serre. Je m’avance, tête haute, mes propres peurs désormais teintées d’une colère froide.
Nous y revoilà . Agenouillée sur les pierres, les mains sur la terre humide, ma respiration rapide frappe mes oreilles et résonne comme un avertissement. Le vent frais de Prinhs, le mois du renouveau, m’arrache un frisson horrible. La lune ronde illumine le ciel de Séviah et ses rayons se posent sur moi et les autres participants de la cérémonie.
J’entends les reniflements de certains, les prières murmurées à la Sève-Mère, notre grande protectrice à tous et mon estomac se tord d’appréhension.
– Enfants de Séviah ! Prinhs apporte l’espoir d’une saison fertile et généreuse !
Lord Aerion parle d’une voix calme, comme à son habitude, masquant l’angoisse qui nous saisit tous. Ma colère bouillonne.
– Ce soir, la Sève-Mère vous unira à un autre être pour compléter les destinées. Que vos racines se tissent avec sagesse. Que chacun d’entre vous se redresse.
Nous obéissons. Mes yeux se posent sur les grands brasiers qui entourent l’Autel de la Révélation, unique source de chaleur de ce lieu féérique. Le toit et les portes de la serre sont grand ouverts pour que la nature nous accompagne dans ce passage important de nos vies.
Dame Elhya s’approche de l’Autel et fredonne :
– Sève-Mère, unis les âmes qui en ont besoin. Ne laisse pas tes enfants seuls et rends leurs voyages légers.
Des éclats colorés s’élèvent du Chêne Eternel et les premiers liens se tissent.
Je tourne la tête tout autour de moi et réalise que peu d’entre nous est touché par la grâce de notre déesse. L’agitation se fait de plus en plus sentir dans l’air.
Le jardin n’est pas mourant, il est à l’agonie. Comment les Gardiens peuvent-ils le laisser ainsi ?
Un long fil vert s’échappe de mon meilleur ami et plonge dans la pièce. Il virevolte et vient s’enlacer autour de mon poignet.
Lysandre est fier, droit et ses yeux luisent de mille feux. Je regarde la couleur qui illumine ma peau, étrangère. Je me souviens de la description de ma mère au moment où le lien s’est forgé avec mon père et cela n’a rien à voir.
Je recule d’un pas alors qu’un filament violet s’échappe de mon être. Mon cœur palpite dans ma poitrine, ma respiration s’affole au moment où que je cherche des yeux ma mère pour qu’elle me vienne en aide.
Mais mon cauchemar ne fait que commencer. Le fil violine, électrique et sauvage, traverse l’air comme un fouet. Il ignore le filament vert qui m’enlace déjà et s’abat sur Phelyx, s’accrochant à sa main. Le Cœur d’Ébène du jeune homme réagit par un éclair noir, le secouant violemment. Le choc est physique.
Les deux fils se tendent, déchirant ma magie et mon corps. Je m’écroule, ma vision se brouillant sous le surplus d’énergie et de douleur.
Phelyx, lui aussi, s’effondre un instant, mais il se relève aussitôt, les yeux plus glacés que jamais. Il affiche un sourire narquois, un triomphe mêlé d’une fureur que je comprends à peine, comme si mes mots de haine avaient guidé le Destin. Ses yeux me brûleraient sur place s’ils le pouvaient.
Lysandre crie mon nom. Il se précipite, déchiré entre la joie de son lien et l’horreur de me voir ainsi prise en étau. Je me débats, essayant de couper la double emprise. Hurlant de douleur ou rage, je l’ignore. Mon regard se pose sur Lysandre. Il est au sol près de moi, tenant fermement le Fil vert. Il me scrute avec une protection inflexible.
Le chaos est total. Des murmures d’horreur s’élèvent de la foule.
Je suffoque. Incapable de laisser l’air s’infiltrer dans mes poumons.
– Cette plante est maudite !
– Elle va apporter le malheur dans le jardin !
– Ces liens sont une aberration !
Le public scande son mécontentement avant qu’un silence ne s’abatte sur la pièce. Lord Aerion impose sa volonté de Gardien sur chacun d’entre nous, sa voix portant la force du Chêne Éternel.
Je parviens à reprendre mon souffle difficilement, les larmes s’échouent sur mes joues. Ma mère me rejoint et me serre dans ses bras réconfortants.
– Le choix de la Sève-Mère ne peut être contesté ! Mais nous allons chercher sa signification.
– C’est de sa faute ! lance Lysandre en se redressant. Le Cœur d’Ébène est dangereux !
– C’est elle qui s’est liée à moi en premier, se moque Phelyx.
– Sale monstre !
– Lysandre !
Ma voix tranche l’air et arrête mon meilleur ami qui revient à mes côtés. Je n’ai plus la force de parler, mais mon regard lui intime le silence. Je suis épuisée, le corps brûlant, mes deux Fils me tirant dans des directions opposées.
– Calme-toi ma Fleur, chuchote ma mère, les yeux humides.
Lord Aerion reprend, fixant Lysandre puis Phelyx, un Gardien écrasé sous le poids de la tradition et du désespoir.
– Vous trois… Jusqu’à ce que nous comprenions l’intention de la Sève-Mère et l’impact de ce Double Nœud, vous serez confinés. Dame Elhya !
– Oui, Lord Aerion, répond ma protectrice, son visage pâle d’inquiétude.
Il me soulève doucement, ignorant mes cris de protestation silencieux. Je suis une marchandise, un problème magique à enfermer. Je tiens la main de ma mère avec le peu de force qu’il me reste.
– Vous serez placés dans trois chambres séparées, mais adjacentes, sous le Sceau d’Isolement. Vos liens seront coupés de toute influence extérieure. Que la Sève-Mère nous pardonne cette nécessité.
– C’est ma fille ! proteste-t-elle.
– Je le sais Dame Amara, mais nous devons comprendre.
Elle dépose un baiser sur ma tempe et le laisse m’emporter. Je sens le regard de Lysandre, dévasté et trahi, mais il lâche le filament vert, obéissant au Gardien. Le Fil violet de Phelyx, lui, reste tendu, son visage affichant une colère mêlée de soulagement tordu. Apaisement d’être isolé de moi, consolation d’être l’objet d’une crise qui détourne l’attention de son propre statut.
Dans l’obscurité grandissante, j’entends le dernier murmure de Phelyx, adressé à la Penséa Tempesta elle-même :
– Ta chute est encore plus délicieuse que ce à quoi je m’attendais, Sangsue. Je sens qu’on va bien s’amuser.

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