* * *
— Seigneur Octave !
L'homme, jusqu'alors profondément assoupi, sursauta. Éreinté par une succession de nuits sans sommeil, il avait sombré en pleine relecture de son discours d'intronisation. Il jeta un coup d'œil par la baie vitrée en face de lui. Le crépuscule déchirait l'horizon arboré, déjà zébré de rouge et de noir. Les dalles de la grande terrasse miroitaient cette lumière incendiaire. D'ici quelques minutes, la nuit tomberait. Depuis combien de temps dormait-il ainsi, assis à son bureau, sa timbale de tisane en main, les reins lancinants et la joue écrasée contre la surface sculptée de son majestueux bureau ?
— Je vous prie d'excuser cet inconvenant réveil, Prince Régent, déclama le Premier Intendant d'un ton qui n'exprimait pourtant aucune contrition. Malgré quelques jours de retard, voici le dernier compte-rendu des chasseurs.
Les oreilles d'Octave résonnaient encore des cris de la reine disparue. Dix ans, nuit pour nuit, s'étaient écoulés, et depuis quelques semaines le souvenir de cette balade en forêt venait tourmenter ses rares instants de repos.
— Êtes-vous ici depuis longtemps ? Je ne vous ai pas entendu entrer... Et puis il convient de m'appeler Majesté désormais, Monsieur Delaronce.
— Il conviendra à partir de demain, Prince Régent, une fois achevée la cérémonie posthume de passation de pouvoirs.
Le futur souverain ferma les yeux pour s’empêcher de les lever au ciel. Plus que quelques heures et l'homme guindé qui se tenait devant lui ne serait qu'un lointain souvenir. Delaronce avait toujours été l'un des plus fidèles serviteurs de la famille royale, et de la jeune souveraine en particulier. Octave, noblion dont la seule richesse consistait en une méprisante - et méprisable - aménité, avait réussi l'exploit de flouer la cour toute entière. Exception faite du Premier Intendant, insensible aux vulgaires simagrées et autres écœurantes friandises de courtisans, devenues la marque de fabrique du Régent.
— Si je puis me permettre, Prince, enchaîna Delaronce en posant l'épais rapport relié de cuir marron sur le bureau, la vendetta que vous menez depuis des années contre les meutes de loups a des répercussions néfastes sur l’équilibre naturel du royaume.
— Cette traque n'est pas un caprice. Il s'agit d'une mesure nécessaire afin de protéger le peuple de ces bêtes meurtrières.
— Et comment comptez-vous sauvegarder le peuple de la famine, alors que les sangliers s’enhardissent et pillent les récoltes ? Où le peuple trouvera-il du bois pour se chauffer et construire ses maisons, tandis que les cerfs pullulent et se repaissent de jeunes arbres au point de faire reculer chaque année la lisière de la forêt ? Je vous écoute, Régent.
— Il suffit ! brama Octave en se levant, si brusquement que son fauteuil se renversa en arrière dans un fracas désordonné. Ces créatures sanguinaires m'ont arraché ce que je possédais de plus précieux ! C’est pourquoi je les exterminerai jusqu’au dernier ! Ils ont dévoré votre reine, ainsi que l'enfant qu'elle portait, l’auriez-vous oublié ? En tant que Prince j'étais lié à elle par serment et n'ai eu d'autre choix que de demeurer veuf et sans héritier. Demain, à l’issue d'une décennie de régence, sera révolue cette saison de deuil et de tristesse. Je pourrai enfin gouverner ce royaume comme je l'entends. Et croyez-moi, il y aura du changement, Delaronce !
Le visage toujours impassible, le Premier Intendant se dirigea vers la porte. Avant de la franchir pour la dernière fois, il lança sans se retourner :
— Que le futur roi pardonne cette audace, je m'autoriserai une ultime recommandation : il serait de bon aloi d'engager pour vos prochaines battues des hommes moins portés sur le vin et la liqueur. Tout comme les deux précédentes équipes, vos derniers mercenaires sont unanimes : ils affirment avoir été témoins de visions pour le moins... déroutantes.
Ces propos eurent l'effet d'accaparer l'entière attention du Régent sur le rapport posé devant lui. Encore debout, il commença à le feuilleter frénétiquement afin d’atteindre les dernières pages.
Delaronce posa sa main gantée sur la poignée et tout en la tournant s'autorisa une douce extravagance : pour la première fois depuis dix ans, il sourit.

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