C’est lors des après-midis marquées par la pluie et l’ennui que se vivent les plus grandes aventures.

Pour Anatole, qui ne pouvait se résoudre à rester immobile à table à dessiner ou bien à se plonger dans un livre, il résolut de fouiller le grenier de son grand-père qui le garder ce jour-là.

« Je suis un aventurier qui met le pied sur une terre encore inexplorée. »

La « terre inexplorée » en question était jonchée de cartons et de bricoles du sol au plafond et remplissait bien son rôle tant Anatole peinait à se frayer un chemin parmi toutes les archives et les vieilleries qui occupaient l’espace.

Il jeta son dévolu sur une caisse en bois qui dépassait d'un carton. En voulant l’attraper, la caisse s’échappa des mains d’Anatole, se déplia, aspira Anatole, le mangea tout cru et se referma dans un claquement sec pour retomber lourdement sur le sol. Notre histoire ne serait guère intéressante si nous restions là à regarder cette boîte, maintenant immobile sur le sol, à attendre le retour d’Anatole, alors plongeons avec lui dans cet endroit étrange où son exploration continuait.

Anatole ouvrit difficilement les yeux – plus de crainte que de mal – pour découvrir qu’il se trouvait à présent dans une vaste plaine qui semblait infinie. Plus proche lui, il sentait l’odeur de l’herbe fraîchement coupé. A grand étonnement, il était assis sur une plateforme écrue. En-dessous, l’herbe était marron, tandis qu’à côté de lui, elle était verte. Elle alternait ainsi entre ces deux couleurs et vit sur le carré marron à sa droite un autre garçon, juché lui aussi sur une plateforme écrue. Un regard à la ronde lui permit de voir d’autres enfants comme lui, assis à bonne distance les uns des autres, attendant… il ne sait quoi.

« La partie commence. » siffla une fille derrière lui.

Une fille aux cheveux roux s’était avancée, ou plutôt, avait lévité avec sa plateforme jusqu’à une case dans sa diagonale. Un mouvement à l’horizon le fit voir une autre rangée d’enfants, qu’il n’avait pas aperçu au départ. Un garçon de l’autre côté, s’était également avancé. Rebelote avec le garçon qui se trouvait à sa droite.

« Je sens qu’une grande bataille s’annonce. »

Et il s’affaira à faire avancer sa plateforme. Il poussa des pieds, des mains, mit tout son poids d’un côté, de l’autre, mais rien n’y fit. Sa plateforme semblait scotchée à sa parcelle.

Pendant qu’il gigotait sur place, la première fille aux cheveux roux avait bien avancé et s’apprêtait à confronter un garçon. Anatole s’aperçut que ce dernier était juché sur une plateforme noire. Mais il ne s’y attarda pas longtemps car la fille bougea dans sa direction et alors, sa plateforme donna un violent coup à celle du garçon qui fut éjecté à une vitesse qu’il disparut bientôt loin à l’horizon. Anatole était bouche bée.

« Dépêche-toi de bouger, nous aussi on veut y aller ! »

Derrière lui, une fille aux cheveux noirs attendait.

« Je veux bien, mais comment je fais pour bouger ?

— Pense simplement que tu veux bouger. Mais fais-le au bon moment. On ne peut bouger qu’une pièce à la fois de notre côté. Saisis ta chance. »

Anatole regarda le plateau. Un garçon venait d’envoyer valser un pion blanc, et dans sa lancée, éjecta un deuxième qui se trouvait sur son chemin. Anatole riva les yeux sur la case à sa diagonale.

« AVANCE ! »

La plateforme s’éleva et avança jusqu’à la case souhaitée.

« Oh bon sang ! s’écria une voix plus loin devant lui. Je vais me faire bouffer ! »

Anatole releva les yeux pour voir un garçon se faire « bouffer » par un pion noir et hurler en volant au loin : « Fallait me laisser jooouuueeeeeeeeer…. »

Anatole frissonna en saisissant ce qu’il venait de faire, et comprit les enjeux. Les ennemis n’étaient pas forcément les pions noirs, ils pouvaient également faire partie de son côté.

La partie continua, les pions avançaient case par case, dans un astucieux ballet pour éviter de valser, mais beaucoup tournoyèrent au loin. Anatole dut attendre encore deux coups avant de pouvoir se déplacer à nouveau, les noirs prenaient du terrain et se rapprochaient dangereusement de lui. Au loin, la fille aux cheveux roux, forte de sa témérité, avait atteint le bord du plateau. Elle s’éleva alors tandis que sa plateforme doubla de volume. Une couronne fut déposée sur sa tête.

« Et voilà, la première dame. Ça va se corser. »

La nouvelle « dame » planait avec une aisance que les autres pions ne pouvaient qu’envier. Elle pivota sur elle-même, observa le plateau et s’élança loin derrière les rangs ennemis, glissant au-dessus de plusieurs cases, comme si les règles ne s’appliquaient plus vraiment à elle. Anatole sentit l’atmosphère changer autour de lui, et se charger de tension. Ils devaient penser astucieusement leur coup s’ils voulaient survivre.

Mais Anatole était mal placé. Un pion noir sauta sur un pion blanc, et Anatole était le prochain sur la liste.

« Oh non, non, non, non. Saute ! Saute ! »

La plateforme ne bougea pas d’un poil. Anatole ferma les yeux en attendant le choc.

Celui-ci ne vint pas. La dame blanche, qui faisait fi des règles du tour par tour, venait de cueillir le pion noir au passage. Anatole en soupira de soulagement et sentit son cœur se libérer d’un poids alors qu’un coup violent l’envoya dans les airs. Il sentit son estomac se retourner pendant qu’il tournait, tournait, tournait, tournait… Une dame noire venait de le percuter de plein fouet. Il s’accrocha de toutes ses forces en criant et en priant que la descente ne soit pas trop brutale. Et au bout d’un moment qui semblait beaucoup trop long, il rouvrit les yeux dans le grenier qu’il avait quitté. Devant lui, un jeu de dames était éparpillé sur le sol.

Défi du Chaudron lancé le 08 décembre 2025.

Mots : jeu de dames, témérité, marron.